En ayant rendu la décision n° 2018-717/718 QPC qui consacre, en droit positif, la fraternité en tant que principe à valeur constitutionnelle, le juge constitutionnel vient en quelque sorte de confirmer que « le monde moderne est plein d'anciennes vertus chrétiennes devenues folles » selon la parole de G. K. Chesterton. Alors que nous aurions pu croire que la portée du principe de fraternité, si celle-ci venait à être juridiquement consacrée, n'en serait pas moins soumise, en toute logique, à une application d'ordre strictement national, le juge constitutionnel n'a cependant montré qu'une méconnaissance absolue des ressorts juridiques de ce principe, inaugurant ainsi en grandes pompes le passage de sa jurisprudence de l'ère de l'exclusivisme national à celle de l'universalisme.
À
la lecture du raisonnement tenu par le Conseil Constitutionnel, il
apparaît net que ce dernier donne une interprétation pour le moins
bancale de l'idéal de liberté, d'égalité et de fraternité
inscrit dans notre devise nationale, dans le Préambule ainsi qu'à
l'article 72-3 de la Constitution du 4 octobre 1958, toutes
dispositions auxquelles le Conseil recourt pour ériger la fraternité
en principe à valeur constitutionnelle. Plusieurs critiques peuvent
lui être adressées et celle du Pr. Anne-Marie Le Pourhiet,
pour intéressante qu'elle soit, mais surtout fondée sur une
approche historique du sens du terme de fraternité, nous a paru laisser de
côté une argumentation juridique qui nous semble plus pertinente, quoique laissée de côté.
Pour dégager le principe de fraternité, le juge constitutionnel s'est appuyé à la fois sur le Préambule de la Constitution de 1958, l'article 2 au sein duquel figure notre devise nationale, ainsi que sur l'article 72-3. Il en ressortirait que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle, et la liberté d'aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national.
D'une part, l'article 72-3 de la Constitution inaugure, de manière très significative, le déroulé d'une série de dispositions relatives aux collectivités d'outre-mer de la France, dispositions qui s'étendent jusqu'à l'article 74 (si nous exceptons la rubrique transitoire du titre XIII relative à la Nouvelle-Calédonie). D'autre part, si nous lisons l'énoncé de cet article, composé de quatre alinéas, nous constatons que les populations ultramarines reconnues par la République, dans un idéal commun de liberté, d'égalité, de fraternité (alinéa 1er), sont énumérées limitativement aux trois alinéas suivants. Ce sont la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, l'île de La Réunion, Mayotte, Saint Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, les îles Wallis et Futuna et la Polynésie française (alinéa 2), la Nouvelle-Calédonie (alinéa 3), nos terres australes et antarctiques ainsi que l'île de Clipperton (alinéa 4).
À présent, l'alinéa 2 du Préambule de la Constitution de 1958 dispose qu'en vertu des principes énumérés au premier alinéa, et définis dans la Déclaration de 1789, dans le Préambule de 1946 et dans la Charte de l'Environnement, et de celui de la libre détermination des peuples, la République « ... offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité ». Dans le cas présent, une décision précédente, relative à la mise en œuvre de l'idéal susvisé, est intéressante : il s'agit de la décision portant sur la loi organisant la consultation de la population de Mayotte.
Statuant sur la loi n° 2000-391, le Conseil Constitutionnel, interprétant l'alinéa 2 du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, disposait que, pour la mise en œuvre de ces dispositions, les autorités compétentes de la République sont habilitées, dans le cadre de la Constitution, à consulter les populations d'outre-mer intéressées. En l'espèce, le Conseil faisait preuve d'une interprétation restrictive, puisqu'énumérant les thèmes susceptibles de faire l'objet d'une consultation de ces populations, il prévoyait :
a. L'évolution statutaire de leur collectivité territoriale ;
b. Leur volonté de se maintenir au sein de la République ;
c. Leur volonté d'accéder à l'indépendance.
C'est là que le bât blesse, car aucune de ces trois options ne se réfère à une nationalité étrangère, ou pour dire autrement, à des individus de nationalité différente de la nôtre, mais à l'égard desquels nous aurions à mettre en œuvre l'idéal de fraternité du Préambule. En effet, ces trois options partent toutes du seul et même présupposé fondamental, à savoir le fait que les populations consultées soient, logiquement, déjà intégrées dans notre République, quitte à s'en séparer ultérieurement pour gagner l'indépendance.
Cependant, une objection reste possible. Ne serait-il pas possible de soutenir que l'idéal de fraternité, énoncé dans notre devise et en notre Préambule, bénéficie aux non nationaux à partir d'une sorte de rampe de lancement dont son application interne jouerait le rôle, à la manière d'une gerbe de fusées dont les crépitements retombent au loin ? À notre avis, l'idée est irrecevable. Pour ce faire, il faut relire le Préambule de 1946.
En effet, le Préambule de la Constitution de 1946 a acquis valeur constitutionnelle par les décisions n° 70-39 DC et 71-44 DC rendues les 19 juin 1970 et 16 juillet 1971, au moyen d'un ricochet sur lequel on ne s'appesantira pas outre mesure. En l'espèce, dans le problème qui nous préoccupe, le Préambule de 1946 contient des dispositions susceptibles de remettre en cause le principe de fraternité tel que dégagé par le juge.
Il consacre l'égalité des droits et devoirs sans distinction raciale, ou religieuse, entre les peuples formant l'Union française (alinéa 16) ; pose l'idée d'une mise en commun ou d'une coordination de leurs ressources et efforts pour accroître leurs civilisations respectives, leur bien-être et assurer leur sécurité (alinéa 17) ; et il dispose que la France, outre le fait de conduire les peuples dont elle a la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer, démocratiquement, leurs propres affaires, écarte tout système de colonisation fondé sur l'arbitraire, et garantit l'égal accès de tous aux fonctions publiques et à l'exercice des droits et libertés qu'il énumère (alinéa 18). Partant de là, il faut comprendre que si ces « populations » (art. 53 et 72-3) ou ces « territoires » (alinéa 2 du Préambule de 1946) manifestent la volonté d'adhérer à la République, c'est bien, en réalité, pour y trouver des avantages qui leur feraient défaut, le cas échéant, s'ils n'y adhéraient pas.
Ces derniers ne résident pas dans l'égalité complète des droits et devoirs ni du droit de pouvoir accéder aux mêmes postes publics et aux mêmes libertés que les métropolitains (alinéas 16 et 17). En effet, cela serait, sans doute, un parfait contresens. Pour faire preuve de cynisme, nous pourrions dire qu'une population saurait trouver l'égalité civique et politique, mais pour elle-même, en restant indépendante. Après tout, elle n'aurait qu'à vivre à l'écart, autonome, souveraine, organisant librement l'exercice de ses droits civiques et politiques et les modalités d'accès à sa propre fonction publique.
Nous parlons donc des avantages civilisationnels, sécuritaires et matériels mentionnés à l'alinéa 17. Or cet alinéa 17 du Préambule de 1946 n'acquiert sa pleine attractivité, son réel intérêt, aux yeux des populations d'outre-mer, que parce qu'il se double des alinéas 16 et 18 susvisés qui permettent de jouir de ces avantages dans une condition d'égalité civique et politique, le contraire n'ayant aucune logique, puisque l'on ne saurait, a priori, jouir de tels avantages sous un statut juridique inférieur.
Pris dans leur ensemble, ces trois alinéas (16, 17 et 18), rédigés dans une époque qui est celle de notre Empire, recontextualisation qui permet de comprendre la logique politique qui préside à leur rédaction, proclament :
« Peuples ultramarins ! vous accéderez aux avantages culturels et matériels que nous possédons et vous y accéderez en étant nos égaux de droit, dans la même fratrie nationale, car vous ne vivrez pas à part : vous existerez avec nous. Nous accéderons ensemble aux mêmes fonctions publiques et politiques. Vous y tirerez profit, en égaux juridiques, des avantages civilisationnels, sécuritaires et matériels dont ne bénéficieront pas les peuples d'outre-mer non intégrés ».
Or, et c'est le tournant capital de notre raisonnement : qu'est-ce qui résume le mieux la nature d'un avantage, en quelque matière que celui-ci s'applique (technologique, sportive, diplomatique, économique, intellectuelle, en beauté), sinon le rapport de discrimination qu'il entraîne, mécaniquement, sur ceux qui ne l'ont pas ? Dans ces rubriques diverses, l'avantage ne se traduit certes pas juridiquement par une discrimination : dans un cas, c'est une victoire acquise ; dans l'autre, c'est un surplus de conquêtes féminines ; dans un autre encore, c'est une part de marché remportée sur ses concurrents.
Cependant, dans un État multi-ethnique tel que la France, les populations d'outre-mer ne se joignent à elle, pour jouir des multiples avantages mentionnés dans le Préambule de 1946, que parce que ceux-ci sont additionnés de l'égalité des droits et devoirs sans distinction raciale ou religieuse, ainsi que de l'égal accès de tous aux fonctions publiques et à l'exercice des droits et libertés du Préambule, ce que répercute, en écho, l'article 72-3 de la Constitution de la Ve république. Rendre caduques les alinéas 16 et 18 en rendant inutile le rattachement à la France censé conditionner la mise en œuvre de l'idéal de liberté, d'égalité et de fraternité, c'est saper l'alinéa 17 et à terme, détricoter la structure territoriale de la France, ce qui s'apparente, politiquement, à une trahison de nos intérêts nationaux.
Il n'en demeure pas moins que ces dispositions sont, et doivent être pour l'intégrité de la France, prolongées par la loi : et la meilleure preuve en est que, pour évoquer les populations ultramarines énoncées à l'article 72-3 de la Constitution et reconnues par la République dans un idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité, ces populations jouissent, non seulement entre elles mais, aussi, avec celle de métropole, de droits, de devoirs et de libertés communs qui leur permettent de jouir en égaux des avantages civilisationnels et matériels évoqués à l'alinéa 17 du Préambule de 1946 ; ce sont ces droits et libertés communs qui conditionnent leur volonté de se rattacher à la France.
En consacrant le principe de fraternité, et en le rendant valable à l'Humanité entière, le juge constitutionnel met en péril l'existence même, à terme, de la France d'outre-mer dans la mesure où il érode les bases juridiques sur lesquelles repose l'édifice. Les perspectives sont d'autant plus à redouter que, dans le commentaire joint à sa décision, le juge a indiqué que le contenu du principe de fraternité « pourra éventuellement trouver d'autres applications à l'avenir ». Sans doute, on en trouvera, pour dire que notre argumentaire est invalide. Après tout, les dispositions du Préambule de 1946 et de la Constitution ne s'adressent-elles pas à des « peuples », des « nations » ou des « territoires » et point aux seuls individus ? Or l'attaque, de faible portée, est valable également pour le juge constitutionnel, qui n'a pas hésité à recourir au Préambule de 1958 et à l'article 72-3 de la Constitution dans une affaire où seuls étaient en cause des individus, et non des peuples ou des nations.
En effet, que l'on ne s'y trompe pas : l'alinéa 2 du Préambule de 1958 renvoie à des considérations internationalistes ainsi même que l'article 72-3 de la Constitution dans une certaine mesure. Ce dernier article, pour autant qu'il paraisse d'exercice purement interne, puisque catégorisé dans le titre XII consacré aux collectivités territoriales, contient une teinte internationaliste, puisque son alinéa 3 renvoie explicitement au titre XIII sur les dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie, lesquelles, basées sur l'accord de Nouméa, prévoient la consultation des calédoniens dont l'une des expressions pourrait se traduire par la création d'un nouvel État sur la scène du monde.
Or
le Conseil Constitutionnel s'est basé, outre notre devise nationale, sur
l'alinéa 2 du Préambule ainsi que sur l'article 72-3 de la
Constitution du 4 octobre 1958 pour dégager le principe constitutionnel de fraternité, même si ces
articles revêtent, admettons-le, un caractère essentiellement
interne. S'il est vrai que, pour le Conseil, l'argument tiré de la
dimension internationaliste de tel ou tel article peut donc ne pas
lui sembler de grande importance, cela signifie, a contrario, qu'il
ne disqualifie pas plus notre propos sur les dispositions du
Préambule et de l'article 72-3 qui pouvaient être une solution
tout à fait possible pour le Conseil, mais à laquelle celui-ci n'a pas recouru
pour d'évidentes et funestes raisons politiques.
Que l'on ne s'y trompe pas : c'est en vertu de cette approche particulière, l'idée politique des avantages que les peuples retirent de leur association avec la République, et du rapport juridique de discrimination qu'elle engendre, à l'égard des peuples non intégrés, que les constitutionnalistes doivent se résoudre, en dernière lecture, à interpréter l'expression d'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité, inscrite dans le Préambule de 1958 qui reprend celui de 1946, et à l'article 72-3 de la Constitution ainsi que dans notre devise nationale ; et en dehors d'elle, tout le reste n'est que littérature.