jeudi 8 décembre 2022

La représentation de la Pyramide de Kelsen

 

Forgée, à l'origine, par Adolf Merkl puis reprise, et popularisée, par le juriste Hans Kelsen (1881-1973), la théorie de la hiérarchie des normes revêt aujourd'hui, dans le domaine juridique, une importance comparable à celle de la théorie de la relativité dans le domaine de la physique. Dans nos Facultés de droit, elle a cependant le privilège, peu enviable, d'être le concept le plus connu mais aussi le plus mal représenté. En effet, dans sa traduction francophone de la seconde édition de la « Théorie Pure du droit » (1960), Eisenmann emploie le terme, promis à une belle postérité, de « pyramide » afin que les lecteurs de Kelsen visualisent mieux le concept de la hiérarchie des normes.

En ce premier tiers de XXIe siècle, l'expression a fait florès. Elle guide la main de ces chargés de T.D. qui dessinent au tableau noir les courbes d'une pyramide, inscrivant la norme fondamentale à son sommet, puis déroulant chaque norme dans un ordre d'importance décroissant. De fait, la pyramide des normes est, ce faisant, mal dessinée, donc mal apprise, puisque le modèle pyramidal n'épouse pour ainsi dire plus la logique kelsénienne. Pour le comprendre, il faut dès lors en revenir au concept de la Grundnorm dite « norme de base ».

C'est généralement ainsi que les enseignants représentent la pyramide de Kelsen : la norme fondamentale (ou Grundnorm) est placée au sommet de l'édifice, et de haut en bas suivent des normes de moins en moins générales et douées d'une moindre valeur juridique : les lois, les ordonnances, les actes réglementaires, les décisions de jurisprudence et les actes administratifs, tous ces actes ordonnés suivant une logique hiérarchique où chaque norme de droit tire sa validité de sa conformité à la norme supérieure -et ainsi de suite.

Dans la théorie normativiste, la Grundnorm n'est pas « posée ». Elle est supposée, ainsi que l'indique Hans Kelsen (« Théorie Pure du droit » Paris, LGDJ, 1999, p. 224). La norme de base est donc ce que Kelsen appelle une « hypothèse logico-transcendantale » qui appartient à l'hypothétique. En effet, contrairement aux autres normes, elle n'est pas posée par un acte de volonté, mais supposée, parce qu'elle est nécessaire pour conférer à l'ordre juridique son unité et sa validité.

Dans la représentation pyramidale qui en est faite, et qui est enseignée aux étudiants en droit, la norme fondamentale est placée à l'extrême pointe de la pyramide. Mais c'est le signe d'une mauvaise compréhension de la hiérarchie des normes et peut-être Kelsen se rallierait-il à cet avis s'il était encore de ce monde. Dans un modèle abstrait, toute pyramide a une pointe aiguë, qui possède un côté fini, et une base plus large que le sommet, et qui est « non finie » puisque ses lignes s'éloignent l'une de l'autre. Or dans la logique kelsénienne, si l'ordre juridique a un coté fini qui correspond aux actes administratifs posés par un acte de volonté, il a également un côté « non fini » puisque la Grundnorm est, précisément, supposée. De la sorte, la place la plus adéquate pour la norme de base n'est pas au sommet de la pyramide, mais bien à son extrême base. Là encore, il faut apporter des précisions.


La pyramide des normes reposant sur une norme hypothétique, elle ne devrait pas comporter de base « finie » pour prétendre être correctement représentée devant les étudiants. Dans le schéma ci-dessus, la pyramide se déroule sans que l'on ne puisse distinguer sa fin : ses côtés s'éloignent l'un de l'autre, symbolisant la régression de la chaîne normative au terme de laquelle s'inscrit une norme fondamentale supposée, laquelle est au fondement de tout système juridique.

En outre, ce type de représentation a un autre avantage : en situant la Grundnorm en bas de la pyramide, là où ses côtés s'éloignent, il en traduit mieux l'aspect général et abstrait à fin pédagogique, tandis que, de son côté, la partie supérieure de la pyramide fait écho au caractère de plus en plus précis des normes juridiques qui perdent leur caractère général à mesure que l'on se rapproche de la pointe de l'édifice, ainsi par la jurisprudence (qui répond aux cas d'espèce dont elle doit connaître) et par les différents actes administratifs.

On ne peut s'empêcher ici de remarquer le caractère peu didactique de la représentation classique de la pyramide de Kelsen, certains étudiants distraits pouvant croire qu'une norme de l'ordre juridique est supérieure ou inférieure par rapport à la position qu'elle occupe sur la pyramide, ce qui n'est pas tout à fait faux mais incomplet : une norme est supérieure ou inférieure certes relativement aux autres mais ce degré lui est donné par la valeur juridique qui est la sienne.

Au terme de ce raisonnement, on perçoit également mieux en quoi la proposition d'Olivier Gohin est un non sens. En effet, lui aussi soutient que la pyramide des normes est mal représentée. Cependant, il suggère de renverser la pyramide, avec la Constitution sur sa pointe. Mais si la Constitution est certes la norme suprême de la hiérarchie des normes juridiques dans l'ordre interne (pour réutiliser une formule du Conseil Constitutionnel), la proposition d'Olivier Gohin est dès lors en discordance avec la nature hypothétique de la Grundnorm qui ne peut pas prendre place du côté « fini » de la pyramide, sans même parler de l'incohérence qu'il y a à placer la norme la plus générale de l'ordre juridique du côté le plus étroit de la pyramide. En d'autres termes, Olivier Gohin réemploi le modèle de la pyramide à l'appui d'une suggestion qui dément, précisément, le recours à ce modèle.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire