lundi 26 février 2024

La nuit du 4 août 1789 : abolition ou « transfert » des privilèges ?

 

C'est une ritournelle bien connue : au cours de la célèbre nuit du 4 août, les députés du Tiers-État, réunis en Assemblée nationale depuis leur proclamation du 17 juin 1789 (un mois après la réunion à Versailles des États-Généraux), décidèrent d'abolir les privilèges : autant la justice seigneuriale et les droits personnels et réels que la vénalité des offices et les privilèges des villes et provinces. Pourtant, il est possible de retenir une autre lecture de l'événement. Elle m'est fournie par Max Stirner (1806-1856), un philosophe disciple de Hegel et considéré comme le précurseur de l'anarchisme individualiste.

D'après lui ce n'est pas dans l'abolition des privilèges qu'aurait consisté la nuit du 4 août, mais dans leur transfert à la bourgeoisie, Stirner pointant du doigt la fiction qu'est la « Nation » parce que c'est elle, évidemment, qui permettrait de camoufler le tour de passe-passe ainsi opéré. L'examen de la composition des députés du Tiers-État révèle leur origine sociale : ce sont des avocats, des négociants et des soldats, autrement dit, ils constituent ce que l'on appellerait aujourd'hui la classe moyenne. Lorsque le Tiers-État, en juin 1789, dit représenter la Nation (d'où le terme d'Assemblée Nationale), il est important de comprendre que le Tiers-État, et la bourgeoisie derrière, se dissout en tant qu'ordre, se nie en tant que classe : il décide de ne plus être un ordre au milieu des autres, mais se généralise en se proclamant la « Nation ».

La nuit du 4 août, les privilèges sont officiellement abolis. Ils sont remis aux mains de la Nation : c'est elle, qui perçoit les impôts et la dîme, qui exige les corvées et qui rend la Justice. En outre, le droit de porter les armes et le droit de chasse se démocratisent : il faut d'ailleurs rappeler que le droit de porter les armes, jusque-là réservé à la noblesse, fut près d'être inscrit à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'Homme de 1789 mais qu'il ne le fut pas, car jugé trop évident par le Comité des Cinq (en charge de faire la synthèse des multiples projets de Déclarations des Droits) pour qu'on l'y inscrive. C'est donc à la Nation que sont remis ces privilèges. Mais la Nation n'est rien d'autre que le Tiers-État, qui s'est auto-généralisé. Les privilèges déposés dans les mains de la bourgeoisie ne sont ainsi plus des privilèges mais des « droits » car la bourgeoisie, leur bénéficiaire, a résolu de s'appeler Nation.

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