lundi 18 août 2025

Déclin du Barreau

Parmi les professions dont les modalités d'accès et d'exercice méritent largement d'être dépoussiérées, celle d'avocat s'inscrit, sans l'ombre d'un doute, en bonne place, une telle nécessité ne sautant pas forcément aux yeux des étudiants en droit et des profanes.

L'accès à la profession d'abord : il s'effectue (exceptions mises à part, mais qui ne méritent pas de développements particuliers) par l'entrée à l'un des centres régionaux de de formation professionnelle des avocats (les C.R.F.P.A), entrée qui se réalise, soit par le passage d'un examen relativement sélectif (entre 25 et 30% de réussite), lequel fournit le gros du contingent des élèves-avocats, soit par l'élaboration d'une thèse (on a d'ailleurs beaucoup de mal à voir pourquoi). Or ces deux modalités d'accès à la profession nécessitent d'être, a minima réformées, si ce n'est abrogées. Je vais d'abord critiquer l'examen.

En principe, l'examen d'entrée à l'école de formation des avocats est censé trier les candidats selon leur degré de maîtrise de la matière juridique et, partant, attester du niveau des futurs admis. Pourtant, pour exigeant qu'il soit, cet examen n'est pas révélateur d'un niveau en droit quelconque. Sa principale difficulté, pour l'étudiant qui le prépare, réside dans la somme des connaissances qu'il lui est demandé de retenir et de restituer aux épreuves de cas pratique. Et, en l'occurrence, les « cassages de gueule » à une épreuve ont lieu lorsque les candidats sont confrontés à une exception qu'ils ne connaissent pas ou ont oublié -en particulier en droit administratif à cause du nombre extrêmement élevé d'arrêts. Ces cas pratiques sont, aussi, assez scolaires et quelquefois, il n'y a même pas besoin de déterminer la problématique, le sujet le faisant à notre place. En outre, de tels cas n'existent pas dans les faits, le client racontant tout et n'importe quoi, à l'avocat de trier ce fatras et d'en garder les éléments les plus pertinents. Par ailleurs, un avocat bétonne son dossier par de la recherche, effectuée sur des bases de données auxquelles le candidat n'a pas accès : l'accent est trop mis sur les connaissances et pas assez sur la qualité du raisonnement en soi.

Depuis la réforme de 2016 visant à la (soi-disant) nationalisation de cet examen, ses limites structurelles, déjà présentes au départ, se sont amplifiées : le système en est devenu aberrant, à tel point, s'il persiste ainsi, de ne plus refléter le niveau de ses candidats et de permettre à des imbéciles de l'obtenir tout en conduisant des éléments brillants, ou tout simplement prometteurs, à le rater trois fois.

Cela étant posé, il ne faut pas écarter non plus le fait que certains éléments du sujet proposé dans une épreuve, n'ont, quelquefois, aucun lien avec le programme de révisions de ladite épreuve. Les étudiants qui auront passé l'examen du CRFPA en 2020 en spécialité de droit fiscal, gardent le souvenir désagréable d'un amateurisme jamais vu de la part de la commission nationale. Et pour cause : les candidats fiscalistes ont eu la mauvaise surprise de constater qu'un tiers de leur sujet n'avait aucun rapport avec le programme de révisions en droit fiscal. Bien entendu, la partie « hors programme » fut déclarée hors-barème, et les points recalibrés entre les autres parties. Cela ne serait pas trop grave, si de tels problèmes ne se reproduisaient pas quasiment chaque année, que ce soit pour une spécialité ou une autre.

Également, il est anormal que l'épreuve de la note de synthèse soit affublée du coefficient principal (3), puisque cela lui permet de rattraper les épreuves strictement juridiques (coefficient 2) où certains candidats peuvent avoir eu des notes en dessous de la moyenne. Il serait largement plus logique d'évaluer la note de synthèse avec un coefficient 1 et que ce coefficient 3 revienne, soit à l'épreuve de droit des obligations (qui deviendrait donc par ricochet « l'épreuve-reine » de l'examen), soit, plus raisonnablement, à celle dite de « spécialité ».

En somme, non seulement l'examen d'entrée à l'école des avocats, sous sa forme actuelle, ne témoigne pas du véritable niveau de ses candidats, mais il est même tout à fait possible qu'en réalité, loin de prévenir le déclin de la profession d'avocat, il le favorise.

Aux termes d'un tel raisonnement, nous en sommes arrivés, moi et quelques autres, à soutenir l'idée d'une liberté d'installation totale en tant qu'avocat dès l'obtention du Master 2 en droit.

Concernant le doctorat, la suppression de cette passerelle pour accéder aux écoles de formation des avocats fait l'objet d'un débat depuis plusieurs années. Les tenants de sa suppression arguent du fait que les docteurs en droit représentent plus de 60% des échecs à l'examen du C.A.P.A (Certificat d'Aptitude à la Profession d'Avocat). S'il apparaît nécessaire de fermer l'accès qu'offre le doctorat aux centres régionaux de formation des avocats, un tel verrouillage ne doit s'appliquer (d'après mon « expérience ») qu'aux titulaires de doctorats étrangers. Les cas pullulent, de récipiendaires de doctorats délivrés au Maghreb et en Afrique subsaharienne, mais ne maîtrisant dramatiquement pas les données les plus élémentaires de notre législation et de notre système de Justice, pour une raison ou une autre. Ce sont certes des docteurs. Mais par rapport à la France, et sans oublier « nos » thèses dites de complaisance, il n'en demeure pas moins que, réalisée au Maroc, au Congo ou au Burkina Faso, une thèse « vaut ce qu'elle vaut » -il faut arrêter une bonne fois pour toutes de se voiler la face ! J'ai moi-même observé, dans mon école, un docteur en droit, pourtant professeur dans une université du Maroc, se dépatouiller tant bien que mal (et surtout mal...) avec un Code civil lors de l'épreuve de consultation. A la directrice des études de l'école, qui lui demandait : « C'est vous qui avez ce problème ? Vous ne savez pas vous servir d'un Code civil ? » le professeur marocain répondit, en tournant fébrilement les pages dudit Code : « Pas... plus que... ça » -et de lui demander ensuite ce que signifie « annule et remplace » en bas d'un alinéa d'article. Une telle situation (pour rester pudique) est inacceptable, et dévoile, accessoirement, que le bonhomme n'a aucune prévoyance puisqu'il aurait dû se familiariser avec le Code civil quelques jours avant l'épreuve -la personne raisonnable, cruelle ironie, à laquelle fait parfois référence le Code civil.

On cherche à supprimer la passerelle réservée aux docteurs en droit, à en compliquer l'usage du moins, en arguant que lesdits docteurs représentent environ 62% des échecs à l'examen du C.A.P.A. Mais, ce que l'on oublie de dire, et qu'omet de rappeler le rapport Clavel-Haeri (pourtant pertinent sur bien d'autres points, notamment sur la nécessité de réduire la durée de la formation), c'est que, si les docteurs forment le gros du bataillon des échecs à l'examen du C.A.P.A, c'est à cause des docteurs ayant réalisé leur thèse à l'étranger et qui peuvent, grâce à leur thèse, accéder aux écoles d'avocats en France. Il faut impérativement supprimer cette possibilité offerte aux titulaires d'une thèse élaborée à l'étranger : c'est, d'une part, un manque de respect à l'égard de la profession d'avocat, et, d'autre part, c'est une dévalorisation indiscutable infligée au doctorat, car ce taux d'échec élevé renvoie une mauvaise image des docteurs et leur porte préjudice.

Outre ces problèmes, il faut également remarquer que le niveau de la profession n'apparaît pas forcément très élevé à qui a l'occasion de s'y plonger : les erreurs pullulent, que ce soit dans les termes employés ou (plus grave) les textes légaux invoqués, et les postures et expressions purement mimétiques s'auto-reproduisent de génération en génération sans être réinterrogées une seule seconde.

Au rang des erreurs reprises en chœur par les avocats figure, en bonne place, l'appellation d' « avocat à la Cour » qui est totalement incorrecte. Pourtant, une très forte majorité des avocats s'y prêtent (montrant que les membres de cette corporation peuvent être tout aussi c... que les autres), sans y réfléchir à deux fois. La remarque qui suit est extraite du manuel de déontologie de Jean-Jacques Taisne, professeur agrégé des Facultés de droit et ancien bâtonnier du barreau de Cambrai (donc, une autorité en la matière) : d'une part, c'est oublier bien vite que les barreaux, quand bien même situés dans le ressort d'une Cour d'appel, ne sont pas rattachés auprès des cours d'appel mais auprès des tribunaux judiciaires (art. 15 de la loi n°71-1130 du 31 décembre 1971) et cela, sur l'ensemble du territoire. D'autre part, les avoués d'appel, qui avaient le monopole de la procédure devant ces cours, ont été supprimés par la loi du 25 janvier 2011 entrée en vigueur le 1er janvier 2012, ce qui fait que tout avocat inscrit à un barreau situé dans le ressort d'une Cour d'appel est, de facto, un authentique avocat à la Cour sans qu'il soit besoin de le préciser par une mention snob et pontifiante.

En droit, l'expression correcte est donc « avocat au barreau de... » sans qu'aucune différence, hormis la localité elle-même, ne permette de distinguer les avocats inscrits à des barreaux de cours d'appel de leurs confrères inscrits à des barreaux limitrophes. Les seuls avocats en droit de faire valoir leur exercice auprès d'une juridiction sont les avocats aux Conseils (qui exercent auprès du Conseil d’État ou de la Cour de cassation), et leur statut est différent, puisque ce ne sont pas des auxiliaires de justice mais des officiers ministériels -outre le fait qu'ils ont un diplôme qui leur est propre : le C.A.P.A.C.

Néanmoins, à défaut d'être correct, le terme d' « avocat à la Cour » a au moins une utilité : il permet de distinguer les avocats ayant bien appris leur déontologie de ceux l'ayant mal travaillé.

Cet emploi irréfléchi de termes ne s'arrête pas là. Il arrive, dans les écritures des avocats, de lire, à la toute fin de leur mémoire, les mots suivants : « Dont acte » ou « Sous toutes réserves, dont acte » -ce qui peut rapidement s'avérer agaçant. De telles mentions ne riment à rien : il s'agit, en l'occurrence, d'un reliquat de l'ancien temps, d'un tic de langage (pour reprendre les remarques de deux magistrats administratifs), qui n'a strictement aucun intérêt dans les écritures.

Ci-joint, un exemple-type de ces conclusions : 

Des expressions désuètes sont encore utilisées : ainsi pêle-mêle celle de « frais irrépétibles » (qu'on troquera pour celle de « frais exposés et non compris dans les dépens »), « juridiction de céans » (qui désigne la juridiction présentement saisie), « interjeter appel » (qui est à remplacer au choix par celle de « faire appel » ou « relever appel »), ou « ester en justice » (pour le fait d'agir en justice), tout comme celle de « salle des pas perdus » (en référence au fait de faire les cent pas...), qui désigne le large vestibule ou hall d'un bâtiment public, qui pourrait tout à fait être remplacée par « hall d'entrée » -quoiqu'elle n'en ait, toutefois, pas le charme, ni la connotation Harry Potteresque.

De tels termes sont à proscrire, pour plus de transparence ou parce que désuets. Les clients ne les comprennent pas (à moins d'avoir fait du droit, et encore...), et, comme souvent, seules de mauvaises habitudes (dans lesquelles certains verraient une force cinétique issue des traditions du XIXe siècle et du début du XXe) les maintient dans la terminologie des actes juridiques de trop nombreux avocats. Dans un autre registre, également, quelques juristes utilisent des formules latines : elles n'ont aucun intérêt, si ce n'est de susciter un effet faussement savant, et, là encore, les citoyens lambdas ne les comprennent pas en grande majorité, puisque le latin est de moins en moins étudié.

De même, des avocats se réfèrent à la personne qu'ils défendent en la désignant assez fréquemment, dans leurs mémoires d'appel, du terme de « requérant » au lieu de celui d' « appelant ». Pour beaucoup, la raison est simple : le contentieux dans lequel ils exercent est un contentieux de masse, il faut aussi réagir vite, et leurs mémoires d'appel ne sont que des copiés-collés de leurs mémoires de première instance, auxquels ils ne changent que quelques mots -ce qui permet aux assistants de justice de procéder par adoption de motifs lorsque les moyens soulevés le sont au mot près et sans « critique utile » du jugement.

Fréquemment, les mémoires des avocats mêlent, dans la partie consacrée à la régularité du jugement, des moyens qui relèvent bien de cet intitulé (ex : une omission à statuer) avec des critiques du bien-fondé du jugement. L'exemple type est celui du moyen qui regarde comme irrégulier un jugement en raison de l'erreur manifeste d'appréciation qu'auraient commis les premiers juges en ne retenant pas tel moyen. Or ce contrôle relève du juge de cassation et non pas du juge d'appel, auquel il appartient seulement, dans le cadre de l'effet dévolutif, de se prononcer sur l'objet du litige. Autrement dit, les avocats « classiques » soulèvent devant le juge d'appel des pseudo-moyens (sur le bien-fondé du jugement...) que seuls le Conseil d’État et la Cour de cassation sont habilités à connaître -et donc, que seuls les avocats aux Conseils ont raison de soulever dans leurs mémoires devant ces juridictions-là, car étant chargées de veiller au respect du droit. Pour le dire d'une autre manière, les avocats « au barreau » invoquent des moyens qu'ils sont incompétents à soulever puisqu'ils ne peuvent pas représenter et plaider devant la Cour de cassation et le Conseil d’État, ce qui, il faut l'admettre, fait « légèrement » désordre (euphémisme...).

Les avocats sont, également, de moins en moins appelés « Maîtres » -ce qui n'est au demeurant pas plus mal : on n'appelle pas (ou plus) son médecin « docteur » mais « monsieur » ou « madame » et il est tout à fait possible de rester courtois à l'égard d'un avocat en procédant de la même manière. A ce titre, faut-il rappeler qu'un avocat ne doit être appelé « Maître » que dans le cadre professionnel : pour rappeler une évidence, ce n'est pas un titre de noblesse même s'il en partage une caractéristique morale indéniable, dans le sens où ce sont, généralement, ceux qui se réclament le plus un titre qui le méritent le moins. On ne donne donc pas du « Maître » à tout va à un avocat comme l'on donne du « Comte » -par exemple ! à un aristocrate.

Certains avocats mentionnent, dans l'en-tête de leur mémoire, leur qualité de docteur en droit. C'est, d'une part, parfaitement inutile, et, d'autre part, cela peut jouer en leur défaveur lorsque des erreurs parfois grossières sont commises dans leurs écritures.

A titre d'exemple, me revient à l'esprit le cas de cette avocate qui, se prévalant de son titre de docteur sur le cartouche de son mémoire, avait soutenu que le délai de recours contentieux d'une IRTF (Interdiction de Retour sur le Territoire Français) était suspendu par l'exercice d'un recours gracieux auprès de l'autorité compétente (à savoir le préfet). Elle se fondait sur l'article L411-1 du C.R.P.A (le Code des Relations entre le Public et l'Administration). Seulement, lorsque l'arrêté préfectoral avait été édicté, et le jugement rendu, nous étions en 2021-2022. Or à l'époque, l'article R776-5 du Code de Justice Administrative, situé dans un chapitre consacré au contentieux des décisions relatives à l'entrée, au séjour et à l'éloignement des étrangers, disposait que le délai de recours contentieux n'est pas prorogé par l'exercice d'un recours administratif. Et bien que l'article R776-5 du CJA avait été abrogé en 2024 par décret, cela ne pouvait l'aider en aucune manière, le contentieux des étrangers relevant de l'excès de pouvoir (i.e. le juge statue sur la légalité d'une décision administrative au jour de la signature de l'acte, non au jour du jugement), et non pas du recours de plein contentieux...

Dans son mémoire introductif d'instance, un docteur en droit soulevait, en moyen de légalité externe, le défaut de motivation d'une O.Q.T.F. en se fondant, à tort, sur les dispositions de l'article L211-2 du C.R.P.A. alors qu'il aurait dû citer l'article L613-1 du CESEDA (Code de l'Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d'Asile), qui est l'article compétent en la matière. A sa décharge, qu'ils soient docteurs en droit ou pas, c'est une erreur fréquemment commise par les avocats. Mais il faut se rendre compte qu'invoquer sa qualité de docteur en droit est ridicule si la compétence et l'expertise attendues ne sont pas présentes d'autant que, parmi tous les mémoires d'avocats qui me sont passés sous le nez, les plus mauvais étaient, souvent, le fait de docteurs en droit (mais peut-être, au regard de leur patronyme, étaient-ce également des docteurs ayant réalisé leur thèse à l'étranger : ceci expliquant cela...).

Si chaque élément, pris isolément, pourrait être insignifiant, ils brossent ensemble le tableau d'une réalité saisissante, qui est que les avocats n'appartiennent plus à une profession d'élite (y compris intellectuelle) depuis, au bas mot, le début du XXIe siècle.

En outre, mais ceci part d'une impression personnelle, la plupart d'entre-eux n'ont pas l'étoffe de leurs anciens -d'aucuns diraient : la carrure. En matière pénale comme en contentieux des étrangers, nombre de petits cabinets d'avocats, qui sont des entreprises du secteur privé, survivent grâce à l'aide juridictionnelle : donc par de l'argent public. De ce déclin, les intéressés ne sont, probablement, pas dupes, la niant d'autant plus fougueusement qu'elle apparaît avec éclat. Les uns pointent du doigt la responsabilité des autres : qui de la restriction du secret professionnel, qui de l'examen d'entrée (quoique, sur ce point, je pense avoir montré ses défaillances), qui de la massification de leur corporation. Je crois que les avocats ont leur part de responsabilité, et, d'une certaine manière, qu'ils l'ont cherché par leurs modalités d'exercice.

Après tout, les avocats se targuent de défendre les droits individuels, mais la plupart d'entre-eux, dans leurs rapports avec leurs collaborateurs et leurs stagiaires, ne respectent pas les règles les plus élémentaires du Code du travail en matière de conditions et d'horaires de travail. La loi sur le narcotrafic (2025) a suscité de leur part une levée de boucliers, en ce qu'elle permettait de recourir au « dossier coffre » (sa particularité est de contenir des éléments de preuve inaccessibles aux avocats), en violation des droits de la défense et du principe du contradictoire. Sauf que les avocats, pour un grand nombre d'entre-eux, envoient leurs mémoires à la partie adverse la veille de l'audience, à 23 heures du soir : on ne peut pas dire que cela fleure bon le respect du contradictoire. Ces éléments devraient inviter les principaux intéressés à faire preuve d'un peu plus de modestie, car les avocats, qui ont fait vœu de défendre les autres, s'avèrent, à bien des égards, indéfendables.

jeudi 24 juillet 2025

L'Histoire du Droit : pourquoi faire ?

 

J'ai longtemps hésité avant de terminer cet article -presque deux ans. Voici quelques années que mon pantalon a quitté les bancs de la Faculté de droit -exception faite de mes tentatives à l'examen d'entrée à l'école des avocats, qui m'ont fait revenir dans une enceinte universitaire après mon année de Master 2. Sentiment étrange. Je garde un souvenir globalement bon de mes études à l'Université, des professeurs rencontrés et des cours qui m'ont été prodigués, hormis ceux d'histoire du droit et des institutions et d'introduction historique au droit (l'une et l'autre matières intégrant un contenu sensiblement similaire), à l'égard desquels je conserve ceci dit un certain scepticisme.

L'intitulé de cet article est volontairement polémique, parce qu'il permet de provoquer le débat. Mais son contenu est plus nuancé. J'aime l'histoire du droit : un peu moins son enseignement.

Des choses parfois fondamentales ne sont pas correctement enseignées. Des erreurs historiques sont proférées (mais à leur décharge, tout le monde en fait...). La première chose qui me vient à l'esprit porte sur la loi comme expression de la volonté générale : les professeurs de droit disent juste que la Révolution (1789-1799) entraîne le transfert de la souveraineté du roi à cette fiction juridique qu'est la Nation. Mais, si l'idée générale est correcte, Dieu sait que le raisonnement est, quand même, beaucoup plus subtil -et qu'il permet de comprendre pourquoi le député est l'élu de la Nation et non pas de sa circonscription. J'en parle dans cet article. Même le petit livre de Wanda Mastor (UT1) sur la DDHC de 1789, après vérification, n'en dit mot -un comble.

Également, il est à signaler que les explications relatives à l'expression de « juge du fond » manquent de pédagogie. Je n'ai moi-même, à ma grande honte, compris sa signification qu'en troisième année de Licence, les professeurs de L1 et de L2 répétant « les juges du fond » sans que je ne sache alors à quoi ces mots faisaient référence, ni ce qu'ils recouvraient. C'est plus tard, que j'ai compris que les juges du fond désignaient les juges de première et de seconde instance, alors que la Cour de Cassation et le Conseil d’État sont, eux, juges du droit, veillent à son respect et en garantissent la cohérence.

Mais, même là, l'essentiel n'est pas encore dit : l'important est de retenir que, si le juge d'appel est également un juge du fond, ce n'est pas du fond du jugement (donc du raisonnement du tribunal...), mais du fond de l'affaire d'origine ayant donné lieu au litige -par exemple, en matière administrative, le juge d'appel ne juge pas le fond du jugement de première instance, ce que l'on appelle son bien fondé, mais la décision administrative attaquée. Du jugement, le juge d'appel ne peut contrôler que la régularité, autrement dit si le juge de premier ressort a bien répondu à l'ensemble des moyens soulevés par le requérant, sous peine d'omission à statuer et de renvoi en formation de jugement. A titre d'exemple, un juge du tribunal administratif de Montpellier (dont je ne dévoilerais pas le nom mais que l'on essaye d'isoler) est coutumier de ces omissions à statuer puisqu'il ne vérifie pas les décisions de justice qui lui sont rédigées par les « aides à la décision ».

En d'autres termes : peu importe le raisonnement juridique du tribunal tant que ce dernier a répondu à tous les moyens invoqués au soutien des prétentions du requérant, exception faite, évidemment, de la technique procédurale de l'économie des moyens en matière de recours pour excès de pouvoir (R.E.P), mais qui ne s'applique, en revanche, que lorsque le juge fait droit aux conclusions du demandeur (CE Sect. 21 déc. 2018, Société Eden, n°409678). A lire : cet article.

Le cours du Pr. Jacques Krynen, agrégé pourtant reconnu (une véritable institution à lui seul), n'est pas exempt non plus de telles tares. Son cours proposait un survol de la loi depuis l'Antiquité jusqu'à la Ve République, et d'aborder les enjeux contemporains qui sont les siens. Il y manquait des choses à l'évidence importantes, outre ce que j'ai expliqué sur le mécanisme par lequel la loi est consacrée, dans la France du XIXe siècle, en tant qu'expression de la volonté générale.

A titre d'exemple, aucune définition de la loi n'était donnée ; il est tout aussi vrai qu'une telle définition est, généralement, donnée en cours d'introduction générale au droit ou en droit constitutionnel -qui sont des matières enseignées en L1. Mais pour reprendre un dicton : la pédagogie, c'est la répétition ! Surtout, on m'accordera que le fait de ne pas définir la loi (j'entends, dans son acception moderne) dans un cours qui lui est justement consacrée est assez fort de café.

A regretter également, l'absence de développement sur le terme même de loi. En effet, celui-ci ne désigne pas la même chose, selon la matière où l'on se trouve. Naturellement, le distinguo le plus évident qui surgit à l'esprit est celui des lois juridiques et des lois dites « économiques ». Les lois juridiques se distinguent des lois économiques en ce qu'elles émanent d'organes de souveraineté, et sont contraignantes et obligatoires, tandis que les secondes sont des règles énonciatives émanant de la pensée économique, qui ont pour ambition de décrire et d'expliquer la réalisation et le développement du processus économique dans un espace et un temps déterminés (Benjamin Alfredo, 2022).

Cet usage du terme de « lois » pour désigner des phénomènes économiques récurrents semble naître au XVIIIe siècle. A l'époque, l'économiste écossais Adam Smith (1723-1790), qui admire le physicien Isaac Newton (1643-1727), ambitionne de découvrir les lois générales de l'économie en s'inspirant de son œuvre. Smith transpose ainsi les lois de Newton à la sphère économique (jusqu'à dégager une « loi de la gravitation » selon laquelle les prix fluctuent, sur les marchés, autour du prix naturel de chaque bien...), et il voit le monde des hommes comme Newton voit celui des corps astronomiques.

L'usage moderne du terme de « loi » pour désigner un texte juridique de caractère général, impersonnel et obligatoire, se rattache au mythe de la rationalité du législateur (que le Pr. François Ost définit ici comme l'idée que le législateur « serait cohérent, prévoyant, équitable, qu'il adapte au mieux les moyens aux fins, qu'il ne fait rien d'inutile »). Mais l'utilisation du terme de loi dans l'ordre juridique, ne renvoie pas au même usage que pour les lois de la sphère économique : cette loi-ci est normative, elle vise à régler le comportement et n'entend pas le décrire. En somme, elle énonce ce qui doit être, et non pas ce qui est : c'est la célèbre distinction méthodologique du « sein » et du « sollen ».

En revanche, le terme de loi tel qu'employé dans la terminologie juridique, peut se référer à deux caractères au moins des lois découvertes par les sciences dures (en physique ou en chimie, par exemple) : d'une part, leur généralité, puisqu'elles s'imposent à tous, et, d'autre part, leur cohérence, puisque ces lois combinées forment, en matière scientifique du moins, un ensemble logique et cohérent (l'Univers ne « tient » littéralement que parce que les lois qui le gouvernent sont remarquablement équilibrées et sont en adéquation les unes avec les autres).

Une telle cohérence peut d'ailleurs évoquer la présence d'une intelligence extérieure à l'origine de ces lois, et c'est peut-être même, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce sous-entendu qui motive et généralise (je souligne, car le terme de « loi » était déjà employé sous l'Ancien Régime, pour désigner les Lois Fondamentales du Royaume) l'usage du terme de loi dans la matière juridique : après tout, le législateur faisant œuvre de raison, ne pourrait-il pas se montrer aussi sage et éclairé, en déterminant quelles lois sont les plus adéquates au gouvernement de la Société, que Dieu l'a été en posant les lois de l'Univers ou de la Nature ? En effet, Rousseau « ... pense que le législateur doit posséder une intelligence supérieure, des aptitudes extraordinaires » (Michel Esdras Franck Miambazila), pour le rendre capable de ramasser et condenser l'esprit d'un peuple au sein d'un texte juridique. Je regrette qu'aucun professeur d'histoire du droit et des institutions (ou d'introduction générale au droit) n'ait pris la peine de développer cet aspect.

Naturellement, l'élaboration d'un cours est une œuvre difficile, particulièrement peut-être dans l'aridité dont le droit peut quelquefois faire montre. La grande qualité et la cohérence d'un cours sont une affaire d'équilibre, et la pédagogie, à savoir les moyens employés pour faire passer le message, est importante. Mais, sans ligne directrice, l'histoire du droit ne se résume qu'à être « un récit plein de bruit et de [textes] raconté par un idiot, et qui ne signifie rien ». Matière exigeante, elle l'est peut-être plus que toutes les autres.

samedi 21 septembre 2024

Qui est le (vrai) chef des armées ?

 

Il y a quelques temps, une parole de Marine Le Pen a provoqué un débat au sein de la sphère politique et du petit monde du droit public : d'après elle, le titre de chef des armées dont bénéficie le Président de la République serait purement honorifique. Qui donc est alors, en France, le -véritable ! chef des armées ? Est-ce le Président de la République, si l'on s'en tient à l'article 15 de la Constitution du 4 octobre 1958, ou son Premier ministre, en vertu de l'article 20 ? La polémique est bien connue, en particulier des experts du droit constitutionnel puisqu'elle remonte à la première cohabitation (1986-1988), si ce n'est plus puisqu'elle découle, en réalité, de la prétention du « domaine réservé » du chef de l’État, d'après laquelle ce dernier exercerait une prééminence sur certains secteurs de la politique nationale : la défense et la politique étrangère. En définitive, cette controverse traverse toute la Ve République en l'absence de réponse claire de la Constitution de 1958.

En la matière, l'article 20 de la Constitution a été abondamment cité : « Le Gouvernement dispose de l'Administration et de la force armée ». Soit. En l'espèce, l'emploi du singulier est à relever puisque « la » force armée est une expression pour le moins inclusive, qui peut regrouper « les » forces armées au pluriel (donc l'armée) aussi bien que les forces de sécurité intérieure, telle que la police -qui est bien une « force » armée, c'est l'évidence même. Pour le dire autrement, le fait que le Gouvernement dispose de « la » force armée peut, tout simplement, renvoyer comme en écho au monopole de la violence physique légitime, quoique de manière maladroite, ce monopole étant d'après Max Weber celui de l’État alors qu'il devient, dans l'article 20, celui du Gouvernement. Je ne prétends pas que ce soit le cas : c'est seulement l'une des interprétations possibles, puisque rien ne la contredit ouvertement.

Mais même dans ce cas, l'article 15 de la Constitution faisant du Président le chef « des » armées (l'emploi du pluriel étant précis et non équivoque) et l'article 20 mentionnant « la » force armée, il en résulte que le Président de la République n'a alors d'autorité que sur l'armée (tout ce qui est précis étant exclusif), alors que le Gouvernement, dirigé par le Premier ministre, en a alors non seulement sur la police (qui relève de l'autorité du Ministre de l'Intérieur) mais également sur l'armée (dans une proportion à déterminer), sur la base d'une lecture certes extensive, mais que Georges Pompidou ou De Gaulle ne renieraient peut-être pas complètement, en particulier sur l'emploi de la police (au demeurant faut-il rappeler que les événements de Mai 1968 vont en ce sens).

En outre, l'article 19 de la Constitution dispose également que le Premier ministre est responsable de la défense nationale. Sous réserve des dispositions de l'article 13, il nomme aux emplois civils et militaires de l’État, conjointement avec le Président de la République. Il faut noter aussi que l'article 35 de la Constitution énonce que le Gouvernement « informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l'étranger » en lui précisant ses objectifs. En revanche, cet article 35 a ainsi été rédigé en raison de la nature parlementaire, quoique particulière, de la Ve République, le dialogue entre le chef de l’État (qui décide, dans le cadre de la pratique du régime, de l'envoi de troupes à l'étranger) et le Parlement passant, nécessairement, par le Premier ministre et son Gouvernement, en dehors du droit d'intervention du Président devant le Congrès (depuis 2008) ou de son droit de message à l'adresse des assemblées parlementaires.

Mais que le Gouvernement dispose de la force armée suffit-il à faire de lui le véritable chef des armées, face à un Président de la République qui préside, notamment, les conseils et comités supérieurs de la défense nationale, et duquel relève exclusivement la décision d'engager l'arme nucléaire stratégique en cas de guerre ?

En effet, le fait de « disposer » d'une chose n'implique pas que l'on en soit le propriétaire ou le titulaire, en témoigne, par exemple, le droit civil avec la responsabilité du fait des choses (art. 1242 du Code civil). Ce régime permet d'invoquer la responsabilité du gardien d'une chose en cas de dommage causé par celle-ci. La garde de la chose peut se définir comme le pouvoir de fait sur la chose : est gardien celui qui en a la garde matérielle, celui qui en a l'usage, la direction et le contrôle. En l'espèce, l'attribution de ces caractéristiques est décisive, puisque c'est elle, qui tendrait donc à dire qui, du Premier ministre ou du Président de la République, dirige effectivement l'armée.

Or celui qui exerce sur une chose les pouvoirs d'usage, de direction et de contrôle en est le gardien « ... même s'il n'est pas en mesure d'exercer lesdits pouvoirs » (Cass. Civ. 2ème, 1er mars 1967). En droit, le propriétaire est certes présumé être le gardien de la chose, mais il s'agit d'une présomption simple car le propriétaire peut en avoir transféré la garde à un autre, volontairement ou non. Cela ne signifie pas qu'il n'en est plus le propriétaire, cela n'emporte pas la fin de son droit de propriété : il n'a simplement plus le pouvoir effectif sur la chose. Le fait de recourir aux ressources du droit civil pour éclairer certaines ambiguïtés du droit constitutionnel peut ici s'avérer pertinent.

A première vue, les trois conditions semblent réunies. D'abord, le Gouvernement a bien un pouvoir d'usage de cette « chose » : il en a la maîtrise dans son propre intérêt, ou plutôt dans l'intérêt de sa politique puisque c'est la « politique de la Nation » qu'il détermine et conduit. Or par définition la politique de la Nation ne se divise pas, elle est « une ». Ensuite, il en a le pouvoir de direction (celui de décider de la finalité de cette chose), ou plutôt la Constitution s'en charge pour lui : l'alinéa 2 de l'article 20 se rattache directement à l'alinéa 1er dans la mesure où, si le Gouvernement dispose de l'Administration et de la force armée (al. 2), c'est justement pour avoir les moyens de conduire sa politique (al. 1er). Et le pouvoir de contrôle s'entend comme de la capacité à prévenir le fonctionnement anormal de la chose : c'est déjà plus vague dans le cas de la force armée, mais il est tout à fait raisonnable de concevoir que ce soit au Gouvernement de veiller à ce que l'armée et la police soient en état de faire leur travail en veillant, par exemple, à les maintenir à des effectifs suffisants, à renouveler leur stock d'armes et de munitions et à faire entretenir les véhicules, ce à quoi servent notamment les lois de finances et lois de programmation militaire concernant les crédits et les objectifs alloués à la politique de défense.

En l'occurrence, il faut noter que le président Mitterrand avait refusé, en 1986, de signer des ordonnances visant aux privatisations décidées par le Gouvernement Chirac, au motif qu'elles compromettraient l'indépendance nationale, dont la Constitution (à l'art. 5) faisait de lui le gardien. Mais ce point précis n'emporte aucune réponse définitive quant au fait que le chef de l’État soit ou non le véritable chef des armées : s'il montre que le Président possède également une capacité de « contrôle » sur la chose (en prévenir lui aussi le fonctionnement anormal), il paraît très insuffisant pour en tirer une conclusion sentencieuse.

Et, d'un autre côté, si le Premier ministre peut voir certaines de ses ordonnances bloquées au motif qu'elles portent atteinte à l'indépendance ou à la capacité nationale de défense, le Gouvernement conserve, de son côté, sa capacité de contrôle de la chose : pour autant que certains de ses actes politiques puissent être bloqués par l’Élysée, la propre capacité du Premier ministre à prévenir le fonctionnement anormal de la force armée n'en est pas diminuée pour autant, puisque le pouvoir de contrôle sur la chose s'entend comme de la capacité à prévenir son fonctionnement anormal (s'il le veut, ou du moins s'il s'en rend compte, ce qui est déjà une autre question...) et non pas à le permettre, non pas à pouvoir le mettre en œuvre : c'est toute la subtilité de la chose -sans un mauvais jeu de mot.

En revanche, une exception semble se dessiner dans le cas du pouvoir de « direction » de la chose : il faut signaler que, si le Gouvernement dispose de la force armée, donc aussi par implication des forces armées (mais pas que...) pour conduire la politique de la Nation (art. 20 al. 1er de la Constitution), c'est dans le cadre des attributions conférées au Président de la République qui est le gardien de la Constitution, l'arbitre du fonctionnement régulier des pouvoirs publics et de la continuité de l’État, ainsi que, surtout, le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités (art. 5 de la Constitution). Pour le dire autrement, la politique du Gouvernement, au service de laquelle sont placées l'Administration et la force armée, doit se faire dans le respect de l'article 5 de la Constitution d'octobre 1958.

De facto, le Président étant soumis au respect de ces engagements, dont le volet « politique extérieure » est le plus important dans le cas qui nous préoccupe (indépendance nationale, intégrité du territoire, respect des traités...), il paraît pour le moins difficile de ne pas lui reconnaître également un pouvoir conjoint de direction de la chose, c'est-à-dire la capacité à décider de sa finalité. Cela s'apparente surtout, en réalité, à la capacité du chef de l’État à empêcher que le Gouvernement en fasse un usage contraire aux missions énoncées à l'article 5 de la Constitution -ce qui revient, in fine, exactement au même...

Une autre question porte sur la présidence des conseils et comités supérieurs de la défense par le chef de l’État. Sur ce point, le professeur Anne-Marie Le Pourhiet a raison de souligner que présider ces comités n'implique pas nécessairement le fait d'y imposer ses vues -encore que, le Président étant en charge de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités, il paraisse logique que les membres de ces comités se soumettent à ses vues, même si cela doit se faire après que chaque participant ait livré avis et suggestions pour que le Président prenne la décision la plus éclairée qui soit.

En revanche, la difficulté principale, pour conclure que le Premier ministre est le chef fonctionnel de l'armée, réside dans la décision d'engagement de la force nucléaire stratégique. Les dispositions afférentes sont contenues dans le Code de la Défense, aux articles R*1411-1 à R*1411-18. Un distinguo y est fait entre, d'une part, la décision ou la capacité d'engager la force nucléaire stratégique (et l'impossibilité de la mettre en action sans ordre de sa part), et, d'autre part, le contrôle « gouvernemental » de la dissuasion nucléaire. Au terme de l'article R*1411-8 du Code, ce contrôle gouvernemental est exercé dans trois domaines complémentaires et indissociables dont l'engagement de la force nucléaire, avec pour finalité de garantir à tout moment au Président de la République la capacité d'engager les forces nucléaires et d'en rendre impossible l'emploi sans ordre de sa part. En outre, ce contrôle gouvernemental s'exerce aussi pour assurer l'intégrité des moyens de dissuasion nucléaire, afin de garantir au chef de l’État que ces moyens sont à l'abri d'actes hostiles ou malveillants et des atteintes au secret de la défense nationale (ce qui rappelle le pouvoir de contrôle sur la chose, c'est-à-dire la capacité à en prévenir « le fonctionnement anormal »).

En l'occurrence, le fait que le Président ait le dernier mot quant à l'engagement de la force nucléaire stratégique (art. R*1411-5 du Code de la Défense), est, sans doute, l'élément décisif qui empêche de considérer le Premier ministre comme le véritable chef des armées, nonobstant les considérations pré-citées, cela signifiant que le chef de l’État en a la capacité d' « usage ». Quand bien même le Gouvernement veillerait-il à prévenir le fonctionnement anormal de la chose (de cette force nucléaire) et en aurait-il la capacité de direction (en décider de la finalité), la capacité d'en faire usage lui échappe, l'ordre d'engagement ne relevant pas de la compétence du Premier ministre.

C'est en période de cohabitation que semblables dispositions ou du moins, semblables incertitudes, ont pu se révéler si importantes. A titre d'exemple, l'ancien Premier ministre Lionel Jospin s'était opposé à l'intervention militaire de la France en Côte d'Ivoire pour soutenir Henri Konan Bédié (chassé du pouvoir par un coup d’État), alors qu'un accord de défense existait entre ces deux États et que des troupes françaises étaient basées à Abidjan. Le conflit entre Lionel Jospin et le Président Chirac s'était soldé par un recul du second.

En définitive, s'il y a une conclusion à tirer des observations précédentes, c'est bien que si le Président, pour continuer à filer la métaphore avec la responsabilité civile, est le titulaire, le « propriétaire » de la chose (naturellement, je sais bien que l'armée est au service de la Nation, je n'applique la qualité de « propriétaire » au Président de la République que pour tenter de trancher ce débat), ni l'un ni l'autre n'en sont vraiment le gardien exclusif : en cas de désaccord, tous deux semblent être en mesure de paralyser leur action par les attributions que la Constitution et que leur position politique réciproque leur accorde (ne serait-ce que parce que la décision du Président d'intervenir à l'étranger doit être relayée par le Gouvernement, en vertu de l'article 35 al. 2 de la Constitution). En fait, ce « pas de deux » paraît surtout être une incitation indirectement adressée au chef de l’État et au Premier ministre, à surmonter leurs différends et à conjuguer leurs vues dans un domaine aussi fondamental que celui de la Défense.

lundi 26 février 2024

La nuit du 4 août 1789 : abolition ou « transfert » des privilèges ?

 

C'est une ritournelle bien connue : au cours de la célèbre nuit du 4 août, les députés du Tiers-État, réunis en Assemblée nationale depuis leur proclamation du 17 juin 1789 (un mois après la réunion à Versailles des États-Généraux), décidèrent d'abolir les privilèges : autant la justice seigneuriale et les droits personnels et réels que la vénalité des offices et les privilèges des villes et provinces. Pourtant, il est possible de retenir une autre lecture de l'événement. Elle m'est fournie par Max Stirner (1806-1856), un philosophe disciple de Hegel et considéré comme le précurseur de l'anarchisme individualiste.

D'après lui ce n'est pas dans l'abolition des privilèges qu'aurait consisté la nuit du 4 août, mais dans leur transfert à la bourgeoisie, Stirner pointant du doigt la fiction qu'est la « Nation » parce que c'est elle, évidemment, qui permettrait de camoufler le tour de passe-passe ainsi opéré. L'examen de la composition des députés du Tiers-État révèle leur origine sociale : ce sont des avocats, des négociants et des soldats, autrement dit, ils constituent ce que l'on appellerait aujourd'hui la classe moyenne. Lorsque le Tiers-État, en juin 1789, dit représenter la Nation (d'où le terme d'Assemblée Nationale), il est important de comprendre que le Tiers-État, et la bourgeoisie derrière, se dissout en tant qu'ordre, se nie en tant que classe : il décide de ne plus être un ordre au milieu des autres, mais se généralise en se proclamant la « Nation ».

La nuit du 4 août, les privilèges sont officiellement abolis. Ils sont remis aux mains de la Nation : c'est elle, qui perçoit les impôts et la dîme, qui exige les corvées et qui rend la Justice. En outre, le droit de porter les armes et le droit de chasse se démocratisent : il faut d'ailleurs rappeler que le droit de porter les armes, jusque-là réservé à la noblesse, fut près d'être inscrit à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'Homme de 1789 mais qu'il ne le fut pas, car jugé trop évident par le Comité des Cinq (en charge de faire la synthèse des multiples projets de Déclarations des Droits) pour qu'on l'y inscrive. C'est donc à la Nation que sont remis ces privilèges. Mais la Nation n'est rien d'autre que le Tiers-État, qui s'est auto-généralisé. Les privilèges déposés dans les mains de la bourgeoisie ne sont ainsi plus des privilèges mais des « droits » car la bourgeoisie, leur bénéficiaire, a résolu de s'appeler Nation.