Il y a quelques temps, une parole de Marine Le Pen a provoqué un débat au sein de la sphère politique et du petit monde du droit public : d'après elle, le titre de chef des armées dont bénéficie le Président de la République serait purement honorifique. Qui donc est alors, en France, le -véritable ! chef des armées ? Est-ce le Président de la République, si l'on s'en tient à l'article 15 de la Constitution du 4 octobre 1958, ou son Premier ministre, en vertu de l'article 20 ? La polémique est bien connue, en particulier des experts du droit constitutionnel puisqu'elle remonte à la première cohabitation (1986-1988), si ce n'est plus puisqu'elle découle, en réalité, de la prétention du « domaine réservé » du chef de l’État, d'après laquelle ce dernier exercerait une prééminence sur certains secteurs de la politique nationale : la défense et la politique étrangère. En définitive, cette controverse traverse toute la Ve République en l'absence de réponse claire de la Constitution de 1958.
En la matière, l'article 20 de la Constitution a été abondamment cité : « Le Gouvernement dispose de l'Administration et de la force armée ». Soit. En l'espèce, l'emploi du singulier est à relever puisque « la » force armée est une expression pour le moins inclusive, qui peut regrouper « les » forces armées au pluriel (donc l'armée) aussi bien que les forces de sécurité intérieure, telle que la police -qui est bien une « force » armée, c'est l'évidence même. Pour le dire autrement, le fait que le Gouvernement dispose de « la » force armée peut, tout simplement, renvoyer comme en écho au monopole de la violence physique légitime, quoique de manière maladroite, ce monopole étant d'après Max Weber celui de l’État alors qu'il devient, dans l'article 20, celui du Gouvernement. Je ne prétends pas que ce soit le cas : c'est seulement l'une des interprétations possibles, puisque rien ne la contredit ouvertement.
Mais même dans ce cas, l'article 15 de la Constitution faisant du Président le chef « des » armées (l'emploi du pluriel étant précis et non équivoque) et l'article 20 mentionnant « la » force armée, il en résulte que le Président de la République n'a alors d'autorité que sur l'armée (tout ce qui est précis étant exclusif), alors que le Gouvernement, dirigé par le Premier ministre, en a alors non seulement sur la police (qui relève de l'autorité du Ministre de l'Intérieur) mais également sur l'armée (dans une proportion à déterminer), sur la base d'une lecture certes extensive, mais que Georges Pompidou ou De Gaulle ne renieraient peut-être pas complètement, en particulier sur l'emploi de la police (au demeurant faut-il rappeler que les événements de Mai 1968 vont en ce sens).
En outre, l'article 19 de la Constitution dispose également que le Premier ministre est responsable de la défense nationale. Sous réserve des dispositions de l'article 13, il nomme aux emplois civils et militaires de l’État, conjointement avec le Président de la République. Il faut noter aussi que l'article 35 de la Constitution énonce que le Gouvernement « informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l'étranger » en lui précisant ses objectifs. En revanche, cet article 35 a ainsi été rédigé en raison de la nature parlementaire, quoique particulière, de la Ve République, le dialogue entre le chef de l’État (qui décide, dans le cadre de la pratique du régime, de l'envoi de troupes à l'étranger) et le Parlement passant, nécessairement, par le Premier ministre et son Gouvernement, en dehors du droit d'intervention du Président devant le Congrès (depuis 2008) ou de son droit de message à l'adresse des assemblées parlementaires.
Mais que le Gouvernement dispose de la force armée suffit-il à faire de lui le véritable chef des armées, face à un Président de la République qui préside, notamment, les conseils et comités supérieurs de la défense nationale, et duquel relève exclusivement la décision d'engager l'arme nucléaire stratégique en cas de guerre ?
En effet, le fait de « disposer » d'une chose n'implique pas que l'on en soit le propriétaire ou le titulaire, en témoigne, par exemple, le droit civil avec la responsabilité du fait des choses (art. 1242 du Code civil). Ce régime permet d'invoquer la responsabilité du gardien d'une chose en cas de dommage causé par celle-ci. La garde de la chose peut se définir comme le pouvoir de fait sur la chose : est gardien celui qui en a la garde matérielle, celui qui en a l'usage, la direction et le contrôle. En l'espèce, l'attribution de ces caractéristiques est décisive, puisque c'est elle, qui tendrait donc à dire qui, du Premier ministre ou du Président de la République, dirige effectivement l'armée.
Or celui qui exerce sur une chose les pouvoirs d'usage, de direction et de contrôle en est le gardien « ... même s'il n'est pas en mesure d'exercer lesdits pouvoirs » (Cass. Civ. 2ème, 1er mars 1967). En droit, le propriétaire est certes présumé être le gardien de la chose, mais il s'agit d'une présomption simple car le propriétaire peut en avoir transféré la garde à un autre, volontairement ou non. Cela ne signifie pas qu'il n'en est plus le propriétaire, cela n'emporte pas la fin de son droit de propriété : il n'a simplement plus le pouvoir effectif sur la chose. Le fait de recourir aux ressources du droit civil pour éclairer certaines ambiguïtés du droit constitutionnel peut ici s'avérer pertinent.
A première vue, les trois conditions semblent réunies. D'abord, le Gouvernement a bien un pouvoir d'usage de cette « chose » : il en a la maîtrise dans son propre intérêt, ou plutôt dans l'intérêt de sa politique puisque c'est la « politique de la Nation » qu'il détermine et conduit. Or par définition la politique de la Nation ne se divise pas, elle est « une ». Ensuite, il en a le pouvoir de direction (celui de décider de la finalité de cette chose), ou plutôt la Constitution s'en charge pour lui : l'alinéa 2 de l'article 20 se rattache directement à l'alinéa 1er dans la mesure où, si le Gouvernement dispose de l'Administration et de la force armée (al. 2), c'est justement pour avoir les moyens de conduire sa politique (al. 1er). Et le pouvoir de contrôle s'entend comme de la capacité à prévenir le fonctionnement anormal de la chose : c'est déjà plus vague dans le cas de la force armée, mais il est tout à fait raisonnable de concevoir que ce soit au Gouvernement de veiller à ce que l'armée et la police soient en état de faire leur travail en veillant, par exemple, à les maintenir à des effectifs suffisants, à renouveler leur stock d'armes et de munitions et à faire entretenir les véhicules, ce à quoi servent notamment les lois de finances et lois de programmation militaire concernant les crédits et les objectifs alloués à la politique de défense.
En l'occurrence, il faut noter que le président Mitterrand avait refusé, en 1986, de signer des ordonnances visant aux privatisations décidées par le Gouvernement Chirac, au motif qu'elles compromettraient l'indépendance nationale, dont la Constitution (à l'art. 5) faisait de lui le gardien. Mais ce point précis n'emporte aucune réponse définitive quant au fait que le chef de l’État soit ou non le véritable chef des armées : s'il montre que le Président possède également une capacité de « contrôle » sur la chose (en prévenir lui aussi le fonctionnement anormal), il paraît très insuffisant pour en tirer une conclusion sentencieuse.
Et, d'un autre côté, si le Premier ministre peut voir certaines de ses ordonnances bloquées au motif qu'elles portent atteinte à l'indépendance ou à la capacité nationale de défense, le Gouvernement conserve, de son côté, sa capacité de contrôle de la chose : pour autant que certains de ses actes politiques puissent être bloqués par l’Élysée, la propre capacité du Premier ministre à prévenir le fonctionnement anormal de la force armée n'en est pas diminuée pour autant, puisque le pouvoir de contrôle sur la chose s'entend comme de la capacité à prévenir son fonctionnement anormal (s'il le veut, ou du moins s'il s'en rend compte, ce qui est déjà une autre question...) et non pas à le permettre, non pas à pouvoir le mettre en œuvre : c'est toute la subtilité de la chose -sans un mauvais jeu de mot.
En revanche, une exception semble se dessiner dans le cas du pouvoir de « direction » de la chose : il faut signaler que, si le Gouvernement dispose de la force armée, donc aussi par implication des forces armées (mais pas que...) pour conduire la politique de la Nation (art. 20 al. 1er de la Constitution), c'est dans le cadre des attributions conférées au Président de la République qui est le gardien de la Constitution, l'arbitre du fonctionnement régulier des pouvoirs publics et de la continuité de l’État, ainsi que, surtout, le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités (art. 5 de la Constitution). Pour le dire autrement, la politique du Gouvernement, au service de laquelle sont placées l'Administration et la force armée, doit se faire dans le respect de l'article 5 de la Constitution d'octobre 1958.
De facto, le Président étant soumis au respect de ces engagements, dont le volet « politique extérieure » est le plus important dans le cas qui nous préoccupe (indépendance nationale, intégrité du territoire, respect des traités...), il paraît pour le moins difficile de ne pas lui reconnaître également un pouvoir conjoint de direction de la chose, c'est-à-dire la capacité à décider de sa finalité. Cela s'apparente surtout, en réalité, à la capacité du chef de l’État à empêcher que le Gouvernement en fasse un usage contraire aux missions énoncées à l'article 5 de la Constitution -ce qui revient, in fine, exactement au même...
Une autre question porte sur la présidence des conseils et comités supérieurs de la défense par le chef de l’État. Sur ce point, le professeur Anne-Marie Le Pourhiet a raison de souligner que présider ces comités n'implique pas nécessairement le fait d'y imposer ses vues -encore que, le Président étant en charge de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités, il paraisse logique que les membres de ces comités se soumettent à ses vues, même si cela doit se faire après que chaque participant ait livré avis et suggestions pour que le Président prenne la décision la plus éclairée qui soit.
En revanche, la difficulté principale, pour conclure que le Premier ministre est le chef fonctionnel de l'armée, réside dans la décision d'engagement de la force nucléaire stratégique. Les dispositions afférentes sont contenues dans le Code de la Défense, aux articles R*1411-1 à R*1411-18. Un distinguo y est fait entre, d'une part, la décision ou la capacité d'engager la force nucléaire stratégique (et l'impossibilité de la mettre en action sans ordre de sa part), et, d'autre part, le contrôle « gouvernemental » de la dissuasion nucléaire. Au terme de l'article R*1411-8 du Code, ce contrôle gouvernemental est exercé dans trois domaines complémentaires et indissociables dont l'engagement de la force nucléaire, avec pour finalité de garantir à tout moment au Président de la République la capacité d'engager les forces nucléaires et d'en rendre impossible l'emploi sans ordre de sa part. En outre, ce contrôle gouvernemental s'exerce aussi pour assurer l'intégrité des moyens de dissuasion nucléaire, afin de garantir au chef de l’État que ces moyens sont à l'abri d'actes hostiles ou malveillants et des atteintes au secret de la défense nationale (ce qui rappelle le pouvoir de contrôle sur la chose, c'est-à-dire la capacité à en prévenir « le fonctionnement anormal »).
En l'occurrence, le fait que le Président ait le dernier mot quant à l'engagement de la force nucléaire stratégique (art. R*1411-5 du Code de la Défense), est, sans doute, l'élément décisif qui empêche de considérer le Premier ministre comme le véritable chef des armées, nonobstant les considérations pré-citées, cela signifiant que le chef de l’État en a la capacité d' « usage ». Quand bien même le Gouvernement veillerait-il à prévenir le fonctionnement anormal de la chose (de cette force nucléaire) et en aurait-il la capacité de direction (en décider de la finalité), la capacité d'en faire usage lui échappe, l'ordre d'engagement ne relevant pas de la compétence du Premier ministre.
C'est en période de cohabitation que semblables dispositions ou du moins, semblables incertitudes, ont pu se révéler si importantes. A titre d'exemple, l'ancien Premier ministre Lionel Jospin s'était opposé à l'intervention militaire de la France en Côte d'Ivoire pour soutenir Henri Konan Bédié (chassé du pouvoir par un coup d’État), alors qu'un accord de défense existait entre ces deux États et que des troupes françaises étaient basées à Abidjan. Le conflit entre Lionel Jospin et le Président Chirac s'était soldé par un recul du second.
En définitive, s'il y a une conclusion à tirer des observations précédentes, c'est bien que si le Président, pour continuer à filer la métaphore avec la responsabilité civile, est le titulaire, le « propriétaire » de la chose (naturellement, je sais bien que l'armée est au service de la Nation, je n'applique la qualité de « propriétaire » au Président de la République que pour tenter de trancher ce débat), ni l'un ni l'autre n'en sont vraiment le gardien exclusif : en cas de désaccord, tous deux semblent être en mesure de paralyser leur action par les attributions que la Constitution et que leur position politique réciproque leur accorde (ne serait-ce que parce que la décision du Président d'intervenir à l'étranger doit être relayée par le Gouvernement, en vertu de l'article 35 al. 2 de la Constitution). En fait, ce « pas de deux » paraît surtout être une incitation indirectement adressée au chef de l’État et au Premier ministre, à surmonter leurs différends et à conjuguer leurs vues dans un domaine aussi fondamental que celui de la Défense.