samedi 10 décembre 2022

De quelques erreurs et malhonnêtetés dans le dernier livre d'Olivier Beaud. Focus sur le Maccarthysme.

 

Ma récente lecture du dernier essai du Pr. Olivier Beaud portant sur les libertés académiques m'inspire plusieurs critiques. Elles concernent, principalement, les erreurs grossières, simplifications et malhonnêtetés intellectuelles dont l'auteur se rend coupable. En l'occurrence, mes réflexions valent pour l'ensemble de l'ouvrage, loin d'être exempt de défauts, mais c'est le chapitre traitant du maccarthysme qui retiendra ici toute mon attention, celui-ci regorgeant, plus que tout autre, de pêchés intellectuels et ce, sans que nul ne s'en soit ému à ma connaissance, soit par complaisance, soit, et c'est encore le plus probable, par ignorance, la culture générale s'appauvrissant jusque dans le corps des maîtres de conférences et des professeurs d'Université.

A la page 108 de son livre, l'auteur démarre en beauté, écrivant : « La pression sur les professeurs communistes diminua après l'invasion de la Russie soviétique par Hitler, mais [...] l'offensive reprit de plus belle à l'époque de la Guerre Froide symbolisée par ce mot de maccarthysme, du nom du sénateur Joseph McCarthy, anticommuniste viscéral qui présida le comité chargé de traquer les activités anti-américaines, connu sous l'acronyme de H.U.A.C (note bas de page : L'expression américaine est House Un American Activities Committee) ».

Premièrement, Joe McCarthy n'a jamais fondé, ni été membre ni été le président de la Commission d'Enquête sur les Activités Anti-Américaines. Pour une bonne raison : cette Commission d'Enquête relevait de la Chambre des représentants, tandis que McCarthy siégeait au Sénat. Si l'erreur est, en règle générale, assez commune dans l'esprit populaire, elle est, en revanche, grossière de la part d'un professeur de l'acabit d'Olivier Beaud, réputé spécialiste de droit public qui plus est. Pour être plus précis, la Commission d'Enquête fut présidée par John Parnell Thomas (photographié ci-dessous) de 1947 à 1948, par John Stephens Wood de 1949 à 1953 et Harold Velde de 1953 à 1955.

Deuxièmement, préciser en note de bas de page que l'acronyme de la Commission d'Enquête est « H.U.A.C. » frise la mauvaise foi ou l'aveu d'ignorance. En effet, le nom complet de cette commission parlementaire est House Committee on Un-American Activities, soit «  H.C.U.A  ». La nuance est de taille, et loin d'être innocente parce qu'elle exprime un parti-pris. En fait, l'acronyme H.U.A.C. fait directement référence à l'expression House Un-American Activities Committee, qui a été inventée à la fin des années 1940 par le scénariste communiste John Howard Lawson (ci-dessous) afin de tourner en dérision la Commission. Par cette formule, il signifiait que les activités anti-américaines étaient celles de la Commission elle-même. En outre, l'acronyme H.U.A.C. donne, quand il est prononcé, une sonorité similaire au « beurk ! » anglophone. C'est pourquoi il est largement préférable d'éviter d'utiliser cette expression.

Par la suite, Olivier Beaud cite le cas de trois professeurs renvoyés de l'université de Washington à cause de leurs opinions marxistes. Ces trois enseignants sont Herbert J. Phillips, Joe Butterworth et Ralph Gundlach. L'auteur a raison de souligner le traitement ignoble infligé aux professeurs Phillips et Butterworth. Mais dans son chapitre, il ne souffle pas le nom du troisième universitaire, dont il a fallu chercher le nom par nous-même : il s'agit, on l'aura compris, de Ralph Gundlach -renvoyé en même temps que ses deux autres collègues en janvier 1949.

Après avoir parlé de Phillips et Butterworth, le Pr. Beaud remarque : «  Le cas le plus frappant fut l'infliction de la même sanction à un troisième professeur qui refusa de faire un tel aveu [qu'il était communiste] et fut remercié pour son manque de franchise ».

Il reprend : «  Dans ces discours [du président d'Université], la question concrète de savoir si, malgré leur appartenance au Parti Communiste, les professeurs en question faisaient correctement leur métier et, par exemple, n'endoctrinaient pas leurs étudiants, n'était pas posée ». Pourtant, d'après les témoignages de plusieurs de ses ex-étudiants, Ralph Gundlach faisait bien de la propagande communiste, utilisant sa salle de cours comme tribune politique. Plusieurs de ces témoignages ont été publiés en anglais ici (le lecteur a toute disposition de les consulter). S'il s'agit d'un « cas frappant », c'est surtout pour la propagande que cet universitaire dispensait pendant ses cours.

Voici un témoignage, traduit par nos soins :

« Gundlach orientait totalement ses cours sur la défaite du capitalisme, les mensonges de nos Pères fondateurs, l'élimination des Églises, et son avis selon lequel le Gouvernement américain était contrôlé par une poignée de Juifs européens. Sa solution, prêchée maintes et maintes fois en classe, était le communisme total. [...] Les articles et les brochures qu'il distribuait en classe, étaient directement fabriquées à Moscou. L'une de ses réunions sur le campus, à laquelle j'ai assisté, portait sur le renversement du Gouvernement américain ».

A la page 109 de son livre, Olivier Beaud écrit que les universitaires renvoyés voulurent se défendre devant le comité McCarthy, en invoquant le 5e amendement de la Constitution qui permet de ne pas témoigner contre soi-même. En l'espèce, l'auteur fait une double confusion : la première le conduit à confondre la sous-commission sénatoriale de Joseph McCarthy avec la Commission d'Enquête sur les Activités Anti-Américaines, et la seconde lui fait confondre cette Commission d'Enquête, fédérale, avec une autre commission de nom proche (Interim Committee on Un-American Activities, aussi appelée Comité Canwell) mais qui siégeait au niveau fédéré, celui de l’État de Washington. C'est devant elle que sont passés Gundlach, Butterworth et Phillips : en aucun cas devant le H.C.U.A ou devant le comité de McCarthy.

  
 

Ensuite, dans une note de bas de page à la page 110, l'auteur écrit que la Cour Suprême des États-Unis rend en 1959 l'arrêt Baremblatt v. United States qui déclare constitutionnel le fait de demander à un professeur s'il est communiste. Son affirmation est mensongère. Cet arrêt déclare conforme à la Constitution le fait de demander à un professeur s'il est membre du Parti Communiste, et la nuance est fondamentale. En effet, dans la version qu'en donne Olivier Beaud, le lecteur croit que la liberté de penser est directement mise en cause, alors que la question posée, loin de porter sur un élément intellectuel, porte sur un élément factuel : ont-ils ou non la carte de membre du Parti ?

La question n'est pas laissée au hasard : la liberté de s'exprimer (dans le cadre de la réserve dont doit faire preuve un professeur dans le cadre de son cours), de penser ou d'écrire comme communiste ne leur est pas refusée. En revanche, le fait de posséder la carte du Parti témoigne, elle, de la volonté résolue de s'engager dans un parti organisé, doté, à l'époque, d'une organisation clandestine, montée pour renverser par la force le Gouvernement et la Constitution démocratique des États-Unis, ce qui méritait une enquête au moins partielle.

En outre, il faut éviter de tomber dans le cliché d'universités américaines totalement soumises au maccarthysme. Raymond Aron (1905-1983), professeur à l'ENA et à l'Institut d’Études Politiques de Paris au début des années 1950, au plus fort du maccarthysme, précise dans « L'opium des intellectuels » (1955) que l'intellectuel européen qui voyage aux Etats-Unis y rencontre le conformisme anti-McCarthy bien plus qu'il y devine la soi-disant «  toute-puissance » du mccarthysme.

Raymond Aron indique : « Tout le monde est contre le fameux sénateur (la seule exception notable est James Burnham qui s'est refusé à une condamnation pure et simple du sénateur et fut, de ce fait, exclu de la communauté de la Partisan Review) [...] Dans une université américaine, celui qui ne serait pas anti-McCarthy serait sévèrement jugé par ses collègues (encore n'aurait-il rien à craindre pour sa carrière). Et pourtant, ces mêmes professeurs hésitent parfois à s'exprimer publiquement sur certains sujets, par exemple le communisme chinois. Le conformisme anti-McCarthy se combine curieusement avec le conformisme anti-communiste. En dénonçant les procédés du sénateur, on ajoutera que l'on ne déteste pas moins le communisme que lui ».

Dans son chapitre sur le maccarthysme, Olivier Beaud fait aussi allusion à Angela Davis et Ward Churchill, deux professeurs renvoyés de leur université pour avoir tenus certains propos. Angela Davis avait traité les policiers de porcs (« pigs »), et Ward Churchill n'avait rien trouvé de mieux à faire que de comparer les victimes du 11-Septembre à des « petits Eichmann en puissance ». Olivier Beaud écrit à ce sujet : «  On s'aperçoit à cette occasion que le fait pour un professeur américain d'avoir une tenure (garantie d'emploi) ne le prémunit pas contre un licenciement si la pression politique est trop forte lorsqu'il prend une position politique hétérodoxe, voire provocatrice ».

Au-delà du caractère moralement discutable du procédé qui consiste à qualifier ces insultes (en particulier d'ailleurs dans le cas d'Angela Davis) de «  positions politiques hétérodoxes voire provocatrices », il faut préciser que ces exemples montrent, surtout, qu'aux États-Unis les intellectuels sont considérés comme des citoyens à l'égal des autres, et qu'ils ne constituent pas -comme c'est le cas en France- une caste privilégiée autorisée à sortir n'importe quoi.

En outre, lorsqu'Olivier Beaud critique brièvement l'idée selon laquelle l'appartenance au PC aurait porté atteinte à la liberté intellectuelle de ses membres, il témoigne d'une certaine ignorance, pour ne pas dire d'une ignorance certaine, de l'exigence d'orthodoxie imposée aux membres du Parti. A titre d'exemple, l'écrivain et scénariste Albert Maltz (1908-1985) avait défendu «  l'art pour l'art » dans son essai de 1946 «  What Shall We Ask of Writers ». Mais devant les attaques du Parti et après avoir été traîné devant un pseudo-tribunal présidé par le réalisateur Abraham L. Polonsky, il dut s'excuser, retourner dans le rang et défendre la ligne officielle de «  l'art comme arme ».


Derniers mots sur MacCarthy

Ceci fait, il faut noter que le chapitre consacré au maccarthysme par Olivier Beaud permet néanmoins de revenir sur le sénateur McCarthy et, recul aidant, de s'interroger sur le mouvement qui a pris son nom. Il est hors de doute que McCarthy ait été un démagogue. Son principal défaut résidait dans son incapacité à comprendre la sympathie, sinon l'indulgence, que les intellectuels libéraux éprouvaient à l'égard du communisme, lui y voyant la marque d'un complot. En outre, en attaquant l'armée à partir du milieu de l'année 1954, il se fit beaucoup plus d'ennemis que ce à quoi il pouvait faire face. Joe McCarthy censuré et disparut, la chasse aux rouges subit une nette baisse d'intensité. Elle ne persista qu'en arrière-fond et ne reprit haleine qu'avec l'élection de Ronald Reagan à la présidence de la République, sans retrouver la violence qui était la sienne au lendemain de la guerre. Si le maccarthysme n'est donc pas né avec McCarthy, il s'éteint avec lui, le premier ayant fini par s'identifier au second.

Pourtant, une interrogation demeure. Plus d'un demi-siècle après sa mort, McCarthy suscite une haine, pour une large part irrationnelle, dans les milieux de gauche. Pourtant, Joseph McCarthy n'était pas le seul anti-communiste farouche du monde politique américain : à leur manière, Ronald Reagan, Barry Goldwater et Richard M. Nixon furent d'ardents champions de l'anti-communisme, le premier ayant collaboré à la constitution des listes noires de Hollywood et le troisième ayant siégé dans la redoutable Commission d'Enquête sur les Activités Anti-Américaines (H.C.U.A). Mais ils ne semblent pas susciter autant de haine que McCarthy. S'il y a une clé de compréhension, elle réside, peut-être, dans la parenté des méthodes employées.

En Union Soviétique, Pavel Morozov fut élevé en héros à 14 ans pour avoir dénoncé son père au N.K.V.D. En outre, pendant les procès de Moscou, il était exigé des actes de contrition et de dénonciation des inculpés de leurs camarades «  contre-révolutionnaires ».

En Chine, Mao Zedoung imposa à son peuple un régime de terreur et de délation généralisée. Quant à l'Allemagne de l'est, on estime qu'un demi-million de personnes y auraient sombré dans la paranoïa des dénonciations avec la bénédiction de la Stasi, police secrète de la R.D.A. L'occasion de rappeler que, lorsqu'il s'agit de créer un climat de délation généralisée et de dénoncer des ennemis, réels ou supposés, la gauche communiste sait très bien le faire elle-même.

En outre, l'idée selon laquelle la gauche non communiste se serait toujours opposée à ce qui relève du maccarthysme est fausse. Non seulement le H.C.U.A fut fondé en 1934 par un élu progressiste du Parti Démocrate, mais au début des années 1940, ceux qui s'opposaient à l'entrée en guerre des États-Unis furent pris pour cibles et harcelés, sans distinguer les authentiques sympathisants nazis des isolationnistes. Roosevelt insista pour que le Département de la Justice persécute ses opposants. A la radio, le journaliste Walter Winchell citait les noms des isolationnistes. En 1964, Daniel Schorr, reporter à CBS, déclara que les vacances d'été de Goldwater étaient destinées à nouer des liens clandestins avec des éléments nazis. Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, qualifia d'anti-américains les citoyens qui manifestaient en 2009 contre l'Obamacare.

En Europe, à l'époque contemporaine, les électeurs et militants de certains partis politiques furent, pendant plusieurs décennies, publiquement traînés dans la boue, harcelés sans relâche et parfois molestés par les sympathisants de gauche, le payant au prix de leur carrière, quand ce n'était pas de leur santé. Si ces méthodes sont louables ou du moins tolérables quand la gauche y recourre, elles sont, à l'inverse, insupportables quand elle en est la victime. En effet, dès lors que l'on prétend agir au nom du Progrès ou de l'Humanité, ce qui est le cas de la gauche (et qui la rend si dangereuse...), cela signifie que l'on peut tout se permettre. D'où le fait que, dans l'Histoire, les grands humanistes soient souvent de grands assassins. Dans ces conditions, on comprend donc que ce ne sont pas les méthodes du maccarthysme qui posent problème et suscitent une réprobation aussi profonde, mais le fait qu'elles aient été associées aux idées de McCarthy et, partant, à l'anti-communisme le plus absolu. Pour reprendre le célèbre mot du philosophe Sartre : «  Tout anti-communiste est un chien !  »

Avoir retourné contre la gauche ses propres méthodes : tel est le forfait imprescriptible du sénateur Joseph McCarthy.

jeudi 8 décembre 2022

La représentation de la Pyramide de Kelsen

 

Forgée, à l'origine, par Adolf Merkl puis reprise, et popularisée, par le juriste Hans Kelsen (1881-1973), la théorie de la hiérarchie des normes revêt aujourd'hui, dans le domaine juridique, une importance comparable à celle de la théorie de la relativité dans le domaine de la physique. Dans nos Facultés de droit, elle a cependant le privilège, peu enviable, d'être le concept le plus connu mais aussi le plus mal représenté. En effet, dans sa traduction francophone de la seconde édition de la « Théorie Pure du droit » (1960), Eisenmann emploie le terme, promis à une belle postérité, de « pyramide » afin que les lecteurs de Kelsen visualisent mieux le concept de la hiérarchie des normes.

En ce premier tiers de XXIe siècle, l'expression a fait florès. Elle guide la main de ces chargés de T.D. qui dessinent au tableau noir les courbes d'une pyramide, inscrivant la norme fondamentale à son sommet, puis déroulant chaque norme dans un ordre d'importance décroissant. De fait, la pyramide des normes est, ce faisant, mal dessinée, donc mal apprise, puisque le modèle pyramidal n'épouse pour ainsi dire plus la logique kelsénienne. Pour le comprendre, il faut dès lors en revenir au concept de la Grundnorm dite « norme de base ».

C'est généralement ainsi que les enseignants représentent la pyramide de Kelsen : la norme fondamentale (ou Grundnorm) est placée au sommet de l'édifice, et de haut en bas suivent des normes de moins en moins générales et douées d'une moindre valeur juridique : les lois, les ordonnances, les actes réglementaires, les décisions de jurisprudence et les actes administratifs, tous ces actes ordonnés suivant une logique hiérarchique où chaque norme de droit tire sa validité de sa conformité à la norme supérieure -et ainsi de suite.

Dans la théorie normativiste, la Grundnorm n'est pas « posée ». Elle est supposée, ainsi que l'indique Hans Kelsen (« Théorie Pure du droit » Paris, LGDJ, 1999, p. 224). La norme de base est donc ce que Kelsen appelle une « hypothèse logico-transcendantale » qui appartient à l'hypothétique. En effet, contrairement aux autres normes, elle n'est pas posée par un acte de volonté, mais supposée, parce qu'elle est nécessaire pour conférer à l'ordre juridique son unité et sa validité.

Dans la représentation pyramidale qui en est faite, et qui est enseignée aux étudiants en droit, la norme fondamentale est placée à l'extrême pointe de la pyramide. Mais c'est le signe d'une mauvaise compréhension de la hiérarchie des normes et peut-être Kelsen se rallierait-il à cet avis s'il était encore de ce monde. Dans un modèle abstrait, toute pyramide a une pointe aiguë, qui possède un côté fini, et une base plus large que le sommet, et qui est « non finie » puisque ses lignes s'éloignent l'une de l'autre. Or dans la logique kelsénienne, si l'ordre juridique a un coté fini qui correspond aux actes administratifs posés par un acte de volonté, il a également un côté « non fini » puisque la Grundnorm est, précisément, supposée. De la sorte, la place la plus adéquate pour la norme de base n'est pas au sommet de la pyramide, mais bien à son extrême base. Là encore, il faut apporter des précisions.


La pyramide des normes reposant sur une norme hypothétique, elle ne devrait pas comporter de base « finie » pour prétendre être correctement représentée devant les étudiants. Dans le schéma ci-dessus, la pyramide se déroule sans que l'on ne puisse distinguer sa fin : ses côtés s'éloignent l'un de l'autre, symbolisant la régression de la chaîne normative au terme de laquelle s'inscrit une norme fondamentale supposée, laquelle est au fondement de tout système juridique.

En outre, ce type de représentation a un autre avantage : en situant la Grundnorm en bas de la pyramide, là où ses côtés s'éloignent, il en traduit mieux l'aspect général et abstrait à fin pédagogique, tandis que, de son côté, la partie supérieure de la pyramide fait écho au caractère de plus en plus précis des normes juridiques qui perdent leur caractère général à mesure que l'on se rapproche de la pointe de l'édifice, ainsi par la jurisprudence (qui répond aux cas d'espèce dont elle doit connaître) et par les différents actes administratifs.

On ne peut s'empêcher ici de remarquer le caractère peu didactique de la représentation classique de la pyramide de Kelsen, certains étudiants distraits pouvant croire qu'une norme de l'ordre juridique est supérieure ou inférieure par rapport à la position qu'elle occupe sur la pyramide, ce qui n'est pas tout à fait faux mais incomplet : une norme est supérieure ou inférieure certes relativement aux autres mais ce degré lui est donné par la valeur juridique qui est la sienne.

Au terme de ce raisonnement, on perçoit également mieux en quoi la proposition d'Olivier Gohin est un non sens. En effet, lui aussi soutient que la pyramide des normes est mal représentée. Cependant, il suggère de renverser la pyramide, avec la Constitution sur sa pointe. Mais si la Constitution est certes la norme suprême de la hiérarchie des normes juridiques dans l'ordre interne (pour réutiliser une formule du Conseil Constitutionnel), la proposition d'Olivier Gohin est dès lors en discordance avec la nature hypothétique de la Grundnorm qui ne peut pas prendre place du côté « fini » de la pyramide, sans même parler de l'incohérence qu'il y a à placer la norme la plus générale de l'ordre juridique du côté le plus étroit de la pyramide. En d'autres termes, Olivier Gohin réemploi le modèle de la pyramide à l'appui d'une suggestion qui dément, précisément, le recours à ce modèle.

lundi 4 juillet 2022

Pompidou et l'invention du quinquennat



En France, le quinquennat présidentiel fut institué par la loi constitutionnelle du 2 octobre 2000 qui mit un terme au septennat, en vigueur depuis 1873. Nous étions sous le premier mandat de Jacques Chirac. Pourtant, le président Georges Pompidou (1911-1974) avait eu, avant lui, la volonté de réviser la Constitution de 1958 pour réduire la durée du mandat présidentiel de sept à cinq ans. Cela est d'autant plus étonnant de la part de celui qui fut longtemps, et jusqu'en 1965 au moins, le dauphin du général De Gaulle et qui joua en coulisses un rôle important dans l'élaboration de notre Constitution.

Peu de gens croient savoir avec certitude pourquoi Georges Pompidou voulut modifier la durée du mandat présidentiel. En règle générale, cette lubie soudaine est attribuée à une altération mentale causée par la maladie de Waldenström (une forme très rare et plus lente de leucémie, mais tout aussi mortelle) dont Pompidou était atteint, une sinistre coïncidence voulant qu'elle s'attaque, en même temps, au shah d'Iran Reza Pahlavi et à Houari Boumediene, chef de l’État algérien et peut-être au Premier ministre d'Israël Golda Meier.

Dans un message adressé à l'Assemblée Nationale le 3 avril 1974, Pompidou avait déclaré que « le septennat n'est pas adapté aux institutions nouvelles ». Que cela eût été une trahison de la mémoire de De Gaulle, sans doute, puisque le fondateur de la Ve constatait en son temps que raccourcir la durée du mandat présidentiel et le faire coïncider avec celui des députés signifierait le retour au système des partis et la fin progressive de son régime. Quoi qu'il en soit, il est certain que le projet du quinquennat a surgi quand Pompidou a constaté une nette dégradation de son état de santé. Maurice Schumann pense qu'il s'agissait d'une manœuvre de son entourage. En septembre 1973, le projet de loi manqua de peu la majorité des trois cinquièmes nécessaire pour réunir le Congrès à Versailles. Pompidou ajourna le projet.

Pourtant, pour qui a l’œil exercé, il y a en définitive une profonde ironie dans l'affaire. Georges Pompidou voulait le quinquennat probablement parce que, se sachant malade, courbé de fatigue, il en aurait alors profité directement en cas de réélection éventuelle, évitant de remplir un second septennat pour lequel il n'avait plus l'énergie physique suffisante. Mais le sort lui réserva une malice des plus cruelles. Juridiquement, on ne peut nier à Jacques Chirac le fait d'avoir institué le quinquennat présidentiel. Cependant, c'est bien Pompidou qui remplit le premier quinquennat « de facto » de la Ve République. Élu début juin 1969, il meurt d'une septicémie en avril 1974 : ce qui fait bien cinq ans.

mercredi 29 juin 2022

D'un ricochet l'autre : la loi, expression de la volonté générale


Dans notre tradition républicaine, le député représente la Nation ; la formulation initiale de ce principe remonte à l'article 29 de la Constitution de 1793 qui dispose, en réalité, non point que le député la représente, mais qu'il lui « appartient ». C'est aussi la conséquence logique de l'article 3 de la Déclaration de 1789. S'il avait été affirmé que le député ne représentait que sa circonscription seule, la contradiction avec cet article aurait été flagrante, car plusieurs corps de souveraineté indépendants les uns des autres auraient éclaté : les circonscriptions. Une fiction fut donc formellement élaborée : celle de la Nation assemblée. En effet, c'est bien parce que le député représente la Nation qu'il devient alors possible de prétendre que la loi votée exprime la volonté générale. D'où le fait que, dans la Déclaration des Droits de 1789 les constituants aient, précisément, énoncé que la loi est l'expression de la volonté générale dans un article consécutif et non précédent à celui qui consacre la souveraineté nationale, nul corps ni individu ne pouvant s'attribuer d'autorité qui n'en émane expressément.

De son côté, la Constitution de 1793 n'est pas aussi nette, aussi logique dans la disposition successive des articles consacrant les principes républicains. En effet, le constituant proclame d'abord, dans sa seconde Déclaration des Droits, que la loi est l'expression libre et solennelle de la volonté générale (art. 4). Subséquemment, il pose que la souveraineté, une et indivisible, imprescriptible et inaliénable, réside dans le peuple (art. 25), aucune des portions de celui-ci ne pouvant exercer la puissance du peuple entier (art. 26). Et c'est à l'article 29 de l'acte constitutionnel proprement dit, qu'est proclamé le principe selon lequel « le député appartient à la Nation ». Pour être logique, il aurait fallu inverser la place de ces énoncés : faire remonter les dispositions des articles 25 et 26 à la place qu'occupe l'énoncé de l'article 4 et faire rétrograder l'énoncé de l'article 4 à la place des articles 25 et 26.

Ce qu'il faut impérativement comprendre, c'est que l' « essentialisation » de la souveraineté dans la Nation et son principe corollaire, celui de l'unité et de l'indivisibilité de la souveraineté (art. 3 de la DDHC), est le postulat dont procèdent deux ricochets : le premier est celui du député dès lors contraint de représenter de la Nation (et qui fait de l'Assemblée Nationale la « Nation assemblée ») ; le second, qui découle directement du premier ricochet, est celui de la loi votée qui exprime la volonté générale, et non plus la volonté de tous (Rousseau la décrit comme étant « la somme des volontés particulières »).

 


 
Entre la souveraineté, une et indivisible, et la loi votée comme expression de la volonté générale, il y a donc un intermédiaire, celui du député représentant de la Nation. Pourtant, bien qu'absent de la Déclaration de 1789, il n'en procède pas moins de son article 3 et conditionne la validité du principe suivant, celui en vertu duquel la loi votée exprime la « volonté générale » (et, surtout, la volonté en sera d'autant plus générale qu'on la rattache à une fiction abstraite : la « Nation »). Que les rédacteurs de la Constitution de 1793 y ait énoncé que le député appartient à la Nation (art. 29) indique que ceux-ci avaient, malgré tout, conscience de cette logique, bien qu'ils aient selon nous introduit cette norme d'une manière illogique, ayant d'abord disposé, dans la nouvelle Déclaration des droits de 1793 annexée à la Constitution, que la loi votée est l'expression de la volonté générale, pour proclamer ensuite que la souveraineté est une et indivisible (art. 25-26), et inscrire dans la Constitution même que le député appartient à la Nation (art. 29). Symboliquement, et même si cela n'a peut-être pas été remarqué, ni à leur époque ni à la nôtre, cela reste fâcheux pour un document aussi solennel.

jeudi 9 juin 2022

« Ombre et Poussière » : Antonius Proximo ou le conflit légalité-légitimité dans « Gladiator »

 


S'il est un conflit qui traverse, plus qu'aucun autre, nos sociétés humaines et nous confronte à notre conscience, c'est, sans doute, celui qui oppose la légalité et la légitimité, le droit positif au droit naturel. Sophocle (495-406 avant Jésus-Christ) l'a bien compris, lui qui en fait la trame de fond de sa tragédie « Antigone ». De fait, la tension entre ces deux pôles de la vie politique, et qui s'associe à une situation de conflictualité, nourrira la plume de plusieurs théoriciens du droit et du politique, au premier plan desquels Max Weber (1864-1920), Carl Schmitt (1888-1985), qui en tirera un petit traité (sorti en 1932), et Jurgen Habermas.

Récemment, ce n'est ni par l'entrefaite d'une pièce de théâtre ni celle d'un manuel de droit, qu'est revenue à mon esprit la dualité légalité-légitimité, mais par celle du « Gladiator » (sorti en 2000) de Ridley Scott. Sous la Rome antique, Maximus Decimus Meridius, brillant général au service de Marc-Aurèle, est déchu de son grade et laissé pour mort en Germanie par le nouvel empereur Commode. Son épouse et son enfant sont tués. Réduit en esclavage, Maximus devient gladiateur et prépare sa vengeance. Se révélant à Commode, Maximus tente ensuite de s'échapper de Rome avec la complicité du sénateur Gracchus, l'aide de Lucilla, la sœur de Commode, et de Proximo, un marchand d'esclaves. Se faisant prendre au piège, il est dès lors contraint de mener un ultime combat contre son ennemi Commode, descendu en personne dans l'arène. Parvenant à le tuer mais grièvement blessé lui aussi, il meurt de ses blessures et, libre, rejoint sa famille dans l'Au-Delà après avoir sauvé Rome.

Une scène de ce film exprime le conflit qui peut quelquefois opposer la légalité à la légitimité. Elle le fait en subordonnant la première à la seconde. Bien que cela ne soit pas forcément sensible au visionnage, l'explication paraît ensuite évidente. Il s'agit de l'une des trois meilleures scènes, la seconde étant celle du discours passionné de Proximo sur le Colisée et les « aventures sanglantes » qu'il promet à Maximus ; et la troisième scène, d'une alchimie remarquable, étant celle de l'étreinte romantique que s'échangent Maximus et Lucilla, s'avouant, tendrement, leur amour réciproque, loin de la violence (c'est l'un des rares moments paisibles du film), de la folie du monde et, surtout, de la vulgarité hollywoodienne souvent réservée à ce genre de scènes.



En l'espèce, la scène qui nous intéresse est celle où Proximo aide Maximus à s'évader de sa cellule pour tenter de quitter Rome. Informé du complot visant à le faire échapper, Commode dépêche sa garde prétorienne au centre d'entraînements des gladiateurs, avec ordre d'ouvrir les grilles et de lui livrer Maximus. Proximo entend les cris des prétoriens -qui s'impatientent. Pourtant, que fait-il un trousseau de clés à la main ? Loin de leur ouvrir il donne, ostensiblement, les clés des cellules à Maximus : « Tiens, tout est prêt. Il semble que tu aies gagné ta liberté ».

 


On s'accorde à distinguer deux périodes de l'Empire romain : le Principat d'abord, le Dominat ensuite, le second avec une orientation plus nettement monarchique et, osons le mot, totalitaire.

Septime-Sévère détruit l'opposition sénatoriale, supprime les restes de démocratie, et fait de la société la chose de l'Etat : les citoyens sont d'abord des membres de l'État, et, ensuite seulement, des hommes. Dans la langue administrative, le « Nous » de la majesté se substitue au « Je » plus modeste, et les directives impériales sont des lois très sacrées. Au IIIe siècle après le Christ, l'Empire prend la forme d'une dictature militaire. Au IVe siècle, enfreindre la loi impériale est un crime de lèse-majesté, exorbitant de droit commun et puni de la peine de mort.

L'intrigue de « Gladiator » se situe au IIe siècle après Jésus-Christ, sous le règle de Commode (180-192), dernier empereur de la dynastie antonine. Rome vit encore sous le Principat, l'architecture constitutionnelle réglée, par Octave Auguste, près d'un siècle et demi plus tôt. Mais le Dominat se profile. Sans verser dans une exhaustivité de détails contre-productive, l'historien Eric Teyssier indique, dans sa récente biographie de Commode (Perrin, 2018), que le règne de ce dernier constitue selon lui le véritable passage du Principat au Dominat. 

Seul l'Empereur incarne l'État. Il incarne la loi en chair et en os. Ses paroles font figure d'ordres légaux. Pourtant, dans la cour de son centre de gladiateurs, aux prétoriens qui le somment d'ouvrir la grille, Proximo désobéit catégoriquement. Ce faisant, il enfreint la loi impériale. Parce qu'elle lui paraît illégitime : c'est là que le conflit légalité-légitimité ressurgit. Proximo obéit à sa propre conscience, il obéit à ce qui lui paraît légitime, et légitime parce que juste.

 

En suivant sa propre conscience, l'ancien gladiateur Proximo, affranchi par Marc-Aurèle, devient vraiment, peut-être sans en avoir conscience, un homme libre. C'est en désobéissant à Commode qu'il quitte sa condition d'esclave. Mais toutefois, en refusant d'exécuter cet ordre, Proximo sait très bien ce qui l'attend. Se réfugiant dans une petite salle, bientôt assassiné, il a encore en mains son rudius, cette épée de bois que le défunt Marc-Aurèle lui avait donné pour lui signifier son affranchissement, son passage du statut d'esclave à celui d'homme libre. C'est la pièce qui emporte tout au plan symbolique et confirme la présente interprétation.

Proximo croyait donner sa liberté au général Maximus. Naturellement, nous savons que, dans le film, la tentative d'évasion a bel et bien échoué. Cependant, aussi risqué qu'il ait été, ce coup de poker aboutit à ce que Proximo gagne sa liberté. Le véritable enjeu de cette scène n'est pas la libération avortée de Maximus ; c'est celle, réussie, d'Antonius Proximo.