Ma récente lecture du dernier essai du Pr. Olivier Beaud portant sur les libertés académiques m'inspire plusieurs critiques. Elles concernent, principalement, les erreurs grossières, simplifications et malhonnêtetés intellectuelles dont l'auteur se rend coupable. En l'occurrence, mes réflexions valent pour l'ensemble de l'ouvrage, loin d'être exempt de défauts, mais c'est le chapitre traitant du maccarthysme qui retiendra ici toute mon attention, celui-ci regorgeant, plus que tout autre, de pêchés intellectuels et ce, sans que nul ne s'en soit ému à ma connaissance, soit par complaisance, soit, et c'est encore le plus probable, par ignorance, la culture générale s'appauvrissant jusque dans le corps des maîtres de conférences et des professeurs d'Université.
A la page 108 de son livre, l'auteur démarre en beauté, écrivant : « La pression sur les professeurs communistes diminua après l'invasion de la Russie soviétique par Hitler, mais [...] l'offensive reprit de plus belle à l'époque de la Guerre Froide symbolisée par ce mot de maccarthysme, du nom du sénateur Joseph McCarthy, anticommuniste viscéral qui présida le comité chargé de traquer les activités anti-américaines, connu sous l'acronyme de H.U.A.C (note bas de page : L'expression américaine est House Un American Activities Committee) ».
Premièrement, Joe McCarthy n'a jamais fondé, ni été membre ni été le président de la Commission d'Enquête sur les Activités Anti-Américaines. Pour une bonne raison : cette Commission d'Enquête relevait de la Chambre des représentants, tandis que McCarthy siégeait au Sénat. Si l'erreur est, en règle générale, assez commune dans l'esprit populaire, elle est, en revanche, grossière de la part d'un professeur de l'acabit d'Olivier Beaud, réputé spécialiste de droit public qui plus est. Pour être plus précis, la Commission d'Enquête fut présidée par John Parnell Thomas (photographié ci-dessous) de 1947 à 1948, par John Stephens Wood de 1949 à 1953 et Harold Velde de 1953 à 1955.
Deuxièmement, préciser en note de bas de page que l'acronyme de la Commission d'Enquête est « H.U.A.C. » frise la mauvaise foi ou l'aveu d'ignorance. En effet, le nom complet de cette commission parlementaire est House Committee on Un-American Activities, soit « H.C.U.A ». La nuance est de taille, et loin d'être innocente parce qu'elle exprime un parti-pris. En fait, l'acronyme H.U.A.C. fait directement référence à l'expression House Un-American Activities Committee, qui a été inventée à la fin des années 1940 par le scénariste communiste John Howard Lawson (ci-dessous) afin de tourner en dérision la Commission. Par cette formule, il signifiait que les activités anti-américaines étaient celles de la Commission elle-même. En outre, l'acronyme H.U.A.C. donne, quand il est prononcé, une sonorité similaire au « beurk ! » anglophone. C'est pourquoi il est largement préférable d'éviter d'utiliser cette expression.
Par la suite, Olivier Beaud cite le cas de trois professeurs renvoyés de l'université de Washington à cause de leurs opinions marxistes. Ces trois enseignants sont Herbert J. Phillips, Joe Butterworth et Ralph Gundlach. L'auteur a raison de souligner le traitement ignoble infligé aux professeurs Phillips et Butterworth. Mais dans son chapitre, il ne souffle pas le nom du troisième universitaire, dont il a fallu chercher le nom par nous-même : il s'agit, on l'aura compris, de Ralph Gundlach -renvoyé en même temps que ses deux autres collègues en janvier 1949.
Après avoir parlé de Phillips et Butterworth, le Pr. Beaud remarque : « Le cas le plus frappant fut l'infliction de la même sanction à un troisième professeur qui refusa de faire un tel aveu [qu'il était communiste] et fut remercié pour son manque de franchise ».
Il reprend : « Dans ces discours [du président d'Université], la question concrète de savoir si, malgré leur appartenance au Parti Communiste, les professeurs en question faisaient correctement leur métier et, par exemple, n'endoctrinaient pas leurs étudiants, n'était pas posée ». Pourtant, d'après les témoignages de plusieurs de ses ex-étudiants, Ralph Gundlach faisait bien de la propagande communiste, utilisant sa salle de cours comme tribune politique. Plusieurs de ces témoignages ont été publiés en anglais ici (le lecteur a toute disposition de les consulter). S'il s'agit d'un « cas frappant », c'est surtout pour la propagande que cet universitaire dispensait pendant ses cours.
Voici un témoignage, traduit par nos soins :
« Gundlach orientait totalement ses cours sur la défaite du capitalisme, les mensonges de nos Pères fondateurs, l'élimination des Églises, et son avis selon lequel le Gouvernement américain était contrôlé par une poignée de Juifs européens. Sa solution, prêchée maintes et maintes fois en classe, était le communisme total. [...] Les articles et les brochures qu'il distribuait en classe, étaient directement fabriquées à Moscou. L'une de ses réunions sur le campus, à laquelle j'ai assisté, portait sur le renversement du Gouvernement américain ».
A la page 109 de son livre, Olivier Beaud écrit que les universitaires renvoyés voulurent se défendre devant le comité McCarthy, en invoquant le 5e amendement de la Constitution qui permet de ne pas témoigner contre soi-même. En l'espèce, l'auteur fait une double confusion : la première le conduit à confondre la sous-commission sénatoriale de Joseph McCarthy avec la Commission d'Enquête sur les Activités Anti-Américaines, et la seconde lui fait confondre cette Commission d'Enquête, fédérale, avec une autre commission de nom proche (Interim Committee on Un-American Activities, aussi appelée Comité Canwell) mais qui siégeait au niveau fédéré, celui de l’État de Washington. C'est devant elle que sont passés Gundlach, Butterworth et Phillips : en aucun cas devant le H.C.U.A ou devant le comité de McCarthy.
Ensuite, dans une note de bas de page à la page 110, l'auteur écrit que la Cour Suprême des États-Unis rend en 1959 l'arrêt Baremblatt v. United States qui déclare constitutionnel le fait de demander à un professeur s'il est communiste. Son affirmation est mensongère. Cet arrêt déclare conforme à la Constitution le fait de demander à un professeur s'il est membre du Parti Communiste, et la nuance est fondamentale. En effet, dans la version qu'en donne Olivier Beaud, le lecteur croit que la liberté de penser est directement mise en cause, alors que la question posée, loin de porter sur un élément intellectuel, porte sur un élément factuel : ont-ils ou non la carte de membre du Parti ?
La question n'est pas laissée au hasard : la liberté de s'exprimer (dans le cadre de la réserve dont doit faire preuve un professeur dans le cadre de son cours), de penser ou d'écrire comme communiste ne leur est pas refusée. En revanche, le fait de posséder la carte du Parti témoigne, elle, de la volonté résolue de s'engager dans un parti organisé, doté, à l'époque, d'une organisation clandestine, montée pour renverser par la force le Gouvernement et la Constitution démocratique des États-Unis, ce qui méritait une enquête au moins partielle.
En outre, il faut éviter de tomber dans le cliché d'universités américaines totalement soumises au maccarthysme. Raymond Aron (1905-1983), professeur à l'ENA et à l'Institut d’Études Politiques de Paris au début des années 1950, au plus fort du maccarthysme, précise dans « L'opium des intellectuels » (1955) que l'intellectuel européen qui voyage aux Etats-Unis y rencontre le conformisme anti-McCarthy bien plus qu'il y devine la soi-disant « toute-puissance » du mccarthysme.
Raymond Aron indique : « Tout le monde est contre le fameux sénateur (la seule exception notable est James Burnham qui s'est refusé à une condamnation pure et simple du sénateur et fut, de ce fait, exclu de la communauté de la Partisan Review) [...] Dans une université américaine, celui qui ne serait pas anti-McCarthy serait sévèrement jugé par ses collègues (encore n'aurait-il rien à craindre pour sa carrière). Et pourtant, ces mêmes professeurs hésitent parfois à s'exprimer publiquement sur certains sujets, par exemple le communisme chinois. Le conformisme anti-McCarthy se combine curieusement avec le conformisme anti-communiste. En dénonçant les procédés du sénateur, on ajoutera que l'on ne déteste pas moins le communisme que lui ».
Dans son chapitre sur le maccarthysme, Olivier Beaud fait aussi allusion à Angela Davis et Ward Churchill, deux professeurs renvoyés de leur université pour avoir tenus certains propos. Angela Davis avait traité les policiers de porcs (« pigs »), et Ward Churchill n'avait rien trouvé de mieux à faire que de comparer les victimes du 11-Septembre à des « petits Eichmann en puissance ». Olivier Beaud écrit à ce sujet : « On s'aperçoit à cette occasion que le fait pour un professeur américain d'avoir une tenure (garantie d'emploi) ne le prémunit pas contre un licenciement si la pression politique est trop forte lorsqu'il prend une position politique hétérodoxe, voire provocatrice ».
Au-delà du caractère moralement discutable du procédé qui consiste à qualifier ces insultes (en particulier d'ailleurs dans le cas d'Angela Davis) de « positions politiques hétérodoxes voire provocatrices », il faut préciser que ces exemples montrent, surtout, qu'aux États-Unis les intellectuels sont considérés comme des citoyens à l'égal des autres, et qu'ils ne constituent pas -comme c'est le cas en France- une caste privilégiée autorisée à sortir n'importe quoi.
En outre, lorsqu'Olivier Beaud critique brièvement l'idée selon laquelle l'appartenance au PC aurait porté atteinte à la liberté intellectuelle de ses membres, il témoigne d'une certaine ignorance, pour ne pas dire d'une ignorance certaine, de l'exigence d'orthodoxie imposée aux membres du Parti. A titre d'exemple, l'écrivain et scénariste Albert Maltz (1908-1985) avait défendu « l'art pour l'art » dans son essai de 1946 « What Shall We Ask of Writers ». Mais devant les attaques du Parti et après avoir été traîné devant un pseudo-tribunal présidé par le réalisateur Abraham L. Polonsky, il dut s'excuser, retourner dans le rang et défendre la ligne officielle de « l'art comme arme ».
Derniers mots sur MacCarthy
Ceci fait, il faut noter que le chapitre consacré au maccarthysme par Olivier Beaud permet néanmoins de revenir sur le sénateur McCarthy et, recul aidant, de s'interroger sur le mouvement qui a pris son nom. Il est hors de doute que McCarthy ait été un démagogue. Son principal défaut résidait dans son incapacité à comprendre la sympathie, sinon l'indulgence, que les intellectuels libéraux éprouvaient à l'égard du communisme, lui y voyant la marque d'un complot. En outre, en attaquant l'armée à partir du milieu de l'année 1954, il se fit beaucoup plus d'ennemis que ce à quoi il pouvait faire face. Joe McCarthy censuré et disparut, la chasse aux rouges subit une nette baisse d'intensité. Elle ne persista qu'en arrière-fond et ne reprit haleine qu'avec l'élection de Ronald Reagan à la présidence de la République, sans retrouver la violence qui était la sienne au lendemain de la guerre. Si le maccarthysme n'est donc pas né avec McCarthy, il s'éteint avec lui, le premier ayant fini par s'identifier au second.
Pourtant, une interrogation demeure. Plus d'un demi-siècle après sa mort, McCarthy suscite une haine, pour une large part irrationnelle, dans les milieux de gauche. Pourtant, Joseph McCarthy n'était pas le seul anti-communiste farouche du monde politique américain : à leur manière, Ronald Reagan, Barry Goldwater et Richard M. Nixon furent d'ardents champions de l'anti-communisme, le premier ayant collaboré à la constitution des listes noires de Hollywood et le troisième ayant siégé dans la redoutable Commission d'Enquête sur les Activités Anti-Américaines (H.C.U.A). Mais ils ne semblent pas susciter autant de haine que McCarthy. S'il y a une clé de compréhension, elle réside, peut-être, dans la parenté des méthodes employées.
En Union Soviétique, Pavel Morozov fut élevé en héros à 14 ans pour avoir dénoncé son père au N.K.V.D. En outre, pendant les procès de Moscou, il était exigé des actes de contrition et de dénonciation des inculpés de leurs camarades « contre-révolutionnaires ».
En Chine, Mao Zedoung imposa à son peuple un régime de terreur et de délation généralisée. Quant à l'Allemagne de l'est, on estime qu'un demi-million de personnes y auraient sombré dans la paranoïa des dénonciations avec la bénédiction de la Stasi, police secrète de la R.D.A. L'occasion de rappeler que, lorsqu'il s'agit de créer un climat de délation généralisée et de dénoncer des ennemis, réels ou supposés, la gauche communiste sait très bien le faire elle-même.
En outre, l'idée selon laquelle la gauche non communiste se serait toujours opposée à ce qui relève du maccarthysme est fausse. Non seulement le H.C.U.A fut fondé en 1934 par un élu progressiste du Parti Démocrate, mais au début des années 1940, ceux qui s'opposaient à l'entrée en guerre des États-Unis furent pris pour cibles et harcelés, sans distinguer les authentiques sympathisants nazis des isolationnistes. Roosevelt insista pour que le Département de la Justice persécute ses opposants. A la radio, le journaliste Walter Winchell citait les noms des isolationnistes. En 1964, Daniel Schorr, reporter à CBS, déclara que les vacances d'été de Goldwater étaient destinées à nouer des liens clandestins avec des éléments nazis. Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, qualifia d'anti-américains les citoyens qui manifestaient en 2009 contre l'Obamacare.
En Europe, à l'époque contemporaine, les électeurs et militants de certains partis politiques furent, pendant plusieurs décennies, publiquement traînés dans la boue, harcelés sans relâche et parfois molestés par les sympathisants de gauche, le payant au prix de leur carrière, quand ce n'était pas de leur santé. Si ces méthodes sont louables ou du moins tolérables quand la gauche y recourre, elles sont, à l'inverse, insupportables quand elle en est la victime. En effet, dès lors que l'on prétend agir au nom du Progrès ou de l'Humanité, ce qui est le cas de la gauche (et qui la rend si dangereuse...), cela signifie que l'on peut tout se permettre. D'où le fait que, dans l'Histoire, les grands humanistes soient souvent de grands assassins. Dans ces conditions, on comprend donc que ce ne sont pas les méthodes du maccarthysme qui posent problème et suscitent une réprobation aussi profonde, mais le fait qu'elles aient été associées aux idées de McCarthy et, partant, à l'anti-communisme le plus absolu. Pour reprendre le célèbre mot du philosophe Sartre : « Tout anti-communiste est un chien ! »
Avoir retourné contre la gauche ses propres méthodes : tel est le forfait imprescriptible du sénateur Joseph McCarthy.